Inutile menace sur Batasuna
par Sorj Chalandon*
Publié dans Libération du mardi 23 juillet 2002


 

 Madrid ajouterait une imprudence politique à une ânerie tactique s'il interdisait la vitrine politique d'ETA.

Interdire Batasuna, c'est casser le baromètre en espérant qu'ainsi tout sera au beau. Depuis le samedi 29 juin, une loi espagnole permet d'interdire touteorganisation dont l'activité consiste «à détériorer ou détruire le régime de libertés ou à éliminer le système démocratique». Depuis le samedi 29 juin,l'existence du parti nationaliste basque Batasuna, branche politique d'ETA,est légalement menacée.

L'entrée en vigueur de ce texte a été saluée par Angel Acebes, ministre espagnol de la Justice, comme «un mauvais jour pour Batasuna, pour l'ETA, pour l'ensemble des terroristes et une bonne nouvelle pour les démocrates».En fait, cette loi est une erreur qui devrait durablement aggraver lasituation.

Au prochain attentat d'ETA, il pourra être demandé à Batasuna de se démarquer officiellement de l'organisation clandestine en condamnant son opération. Fidèle à son attitude, Batasuna «regrettera» cette violence-là au même titre que la violence étatique, appellera une fois encore à la concertation, mais ne condamnera pas. La mise hors la loi du parti pourrait alors être prononcée. Interdire une coalition politique qui a rassemblé 143 000 voix (10 % de l'électorat) lors des dernières élections régionales basques est peu dommageable à l'image du gouvernement espagnol. Face au terrorisme, l'opinion publique estime souvent que le plein exercice de la démocratie est une faiblesse. Pourquoi donc s'embarrasser de légalité, d'humanité ou de morale face à des gens qui prônent l'inverse de ces valeurs ? De cette analyse découlent deux conséquences : vigilance et condamnation ferme de la violence exercée par ETA, mais aussi désintérêt ou légitimation de la violence d'Etat qui lui répond. Qui, par exemple, pour relever l'extrême brutalité des autorités policières et militaires lors des interrogatoires de suspects ? Qui, à part cet électorat minoritaire, pour trouver anormal qu'une centaine de prisonniers ont été maltraités pour la seule année 2001 ? Frappés jusqu'à la perte de connaissance, électrocutés, asphyxiés, privés de sommeil, menacés, humiliés. Et les femmes, salies. Peu d'émotion, vraiment. Vous prônez la violence ? Alors bouffez-en. Une sorte de juste retour des choses. De même, interpeller en 1997 l'ensemble de la direction d'Herri Batasuna - ancien nom de Batasuna -, condamner ces vingt-trois femmes et hommes collectivement et non sur la base de charges individuelles à sept ans de prison pour «collaboration avec ETA», les libérer après un an et demi, leur peine ayant été annulée par le Tribunal constitutionnel, a presque semblé naturel. En tout cas peu sujet à polémique. Interdire alors ce parti lié au terrorisme ne bouleversera personne. Ce n'est pas vis-à-vis de l'opinion publique que l'imprudence politique et l'ânerie tactique auront été commises.

L'imprudence, ce sont les modérés basques du Parti nationaliste basque (PNV, opposé à la violence d'ETA) qui la relèvent. Selon Joseba Egibar, son porte-parole, les partis espagnols prévoyaient une déroute électorale des nationalistes basques sur leurs propres terres. Parti populaire et Parti socialiste comptaient s'enraciner durablement en Euskal Herria (Pays basque). Analyse erronée. Le PNV et sa coalition ont gagné les élections avec 33 députés et Batasuna, tombé à sept, existe néanmoins toujours. Selon Egibar, cette loi constitue donc une «riposte» espagnole aux résultats électoraux et «répond à la volonté de José Maria Aznar de tenter de déstabiliser la politique basque». Le clergé basque non plus ne s'y est pas trompé. Fin mai, dans une lettre pastorale, les évêques basques avaient dit craindre que la mise hors la loi de Batasuna n'ait de « sombres conséquences» et n'aggrave «la division et la confrontation». En écho, 358 prêtres basques ont critiqué la loi, estimant qu'interdire Batasuna était
une attitude «antidémocratique, consistant à nier l'exercice du droit fondamental à l'auto détermination» du Pays basque «revendiqué par la majorité».

L'ânerie tactique est encore plus flagrante. Si le parallèle est souvent une paresse, le problème nord-irlandais ne peut être ici écarté. Ne comparons > que ce qui est comparable, ni l'histoire ni la géographie mais deux démocraties européennes en conflit ouvert avec deux mouvements nationalistes clandestins et armés. Gerry Adams n'est pas Arnaldo Otegi, Tony Blair n'est pas José Maria Aznar, l'IRA n'est pas ETA, certes. Mais quand même. Une bombe irlandaise vaut une bombe basque. Le sang versé à Belfast vaut celui versé à Bilbao. L'IRA faisait la guerre, Sinn Féin de la politique, «le bulletin de vote dans une main, le fusil dans l'autre», et jamais Londres n'a commis l'erreur d'interdire Sinn Féin. Même Thatcher, qui a beaucoup hésité, a fait preuve de prudence. Prudence militaire d'abord, car préserver la vitrine politique de son ennemi en apprend infiniment sur sa branche armée. Prudence politique ensuite, parce que c'est avec cet ennemi-là qu'il faudra un jour ouvrir la négociation. Avec l'activiste qui tue, pas avec le modéré qui compose. Parce qu'il faut toujours une porte de sortie, une issue de secours, une chance restée ouverte. C'est parce que Sinn Féin existait que l'IRA a cessé le feu. Sans le parti ne restait que le fusil.

Interdire Batasuna, c'est casser le baromètre en espérant qu'ainsi tout sera au beau. Interdire, c'est prendre le risque de balayer les contradictions qui affaiblissent le camp adverse, le souder comme un bloc. Sans Batasuna, plus d'interlocuteur, plus de visibilité, plus rien. On appelle cela un processus de guerre.


* Sorj Chalandon est journaliste et un des fondateurs du journal Libération, il a reçu le prix Albert Londres en 1988 pour l'ensemble de ses reportages sur le conflit irlandais.