L'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle recense les savoirs traditionnels
Par Martine Laronche
Publié dans le Monde du 03/09/2002


 


Comment protéger de la biopiraterie les savoirs traditionnels des communautés autochtones - et principalement les thérapeutiques issues des plantes ? Les pays en développement (PED), qui possèdent une diversité biologique considérable, se sont alarmés des pratiques des laboratoires pharmaceutiques, centres de recherche, etc., qui sillonnent leur territoire et brevètent abusivement leurs ressources génétiques ou les principes actifs issus d'espèces animales ou végétales quand bien même leurs vertus thérapeutiques sont connues et exploitées par les communautés locales.

Face à ces pratiques, un projet de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) vise à recenser ces savoirs traditionnels afin d'éviter que des tiers ne se les approprient de manière illégitime. Cette initiative titanesque est destinée aux examinateurs de brevets. Elle consiste à dresser un inventaire par pays des documents écrits (périodiques, livres anciens, etc.) qui recensent ces savoirs ainsi que les banques de données électroniques nationales existantes afin de les mettre sur un portail Internet. Ensuite, il faudra les organiser afin qu'il soit possible aux examinateurs de brevets de vérifier si la demande porte sur une vraie nouveauté ou si au contraire elle s'inscrit "dans l'état de la technique", c'est-à-dire les savoirs portés à la connaissance du public par quelque moyen que ce soit.

Cette démarche en cours - 30 à 40 pays membres de l'OMPI sur 178 ont répondu aux questionnaires - ne va pas sans poser problème, et ses détracteurs craignent que le remède ne soit pire que le mal. "On fait le travail à l'envers, estime Marie-Angèle Hermitte, juriste, directrice de recherche au CNRS et directrice d'étude à l'Ehess. C'est une erreur de recenser tous ces savoirs traditionnels s'ils n'ont pas été sécurisés d'un point de vue juridique avant. Car en même temps que vous empêchez la biopiraterie, vous ôtez toute valeur économique aux connaissances traditionnelles, qui tombent dans le domaine public."

Or l'intérêt des pays riches en ressources génétiques est non seulement de se protéger de brevets abusifs mais aussi de monnayer l'exploitation de leur patrimoine et de leurs connaissances, ce que prévoit la convention sur la diversité biologique. Adoptée à Rio en 1992, elle stipule que les "Etats ont droit de souveraineté sur leurs ressources naturelles" et que "le pouvoir de déterminer l'accès aux ressources génétiques appartient aux gouvernements et est régi par la législation nationale". Elle affirme par ailleurs en préambule qu' "un grand nombre de communautés locales et de populations autochtones dépendent étroitement et traditionnellement des ressources biologiques (...) et qu'il est souhaitable d'assurer le partage équitable des avantages découlant des connaissances, innovations et pratiques traditionnelles intéressant la conservation de la diversité biologique".

En publiant leurs savoirs traditionnels, leurs détenteurs peuvent non seulement empêcher un tiers d'obtenir un brevet, mais, comme le prévoit la loi dans la plupart des pays du monde, perdre eux aussi, sauf exceptions, le droit d'obtenir un brevet pour une innovation découlant de ces savoirs. Prudent, le Venezuela a décidé, par exemple, de ne pas divulguer sa banque de données nationales sur les savoirs traditionnels. Alors qu'il existe un traité international sur le droit des brevets, il n'en existe pas actuellement pour la protection des savoirs traditionnels, comme le réclament certains pays en développement, notamment d'Amérique latine et d'Afrique. "Il faudrait qu'un tel traité soit négocié dans le cadre de l'OMPI, note Marie-Angèle Hermitte. Or, en admettant qu'il ait quelque chance d'aboutir, cela prendrait des années."

En 1999, la Colombie avait proposé d'inscrire un nouvel article sur les inventions biotechnologiques dans le traité sur le droit des brevets. L'objectif était d'obliger les demandeurs de brevets à faire connaître l'origine des ressources génétiques éventuellement utilisées dans le développement de ces inventions et l'autorisation des communautés locales en cas d'utilisation de leurs savoirs traditionnels. Cette proposition avait été rejetée par l'Union européenne, les Etats-Unis, la Suisse et le Japon.

A ce jour, précise-t-on à l'OMPI, seulement deux pays se sont dotés d'une législation complète pour protéger leurs savoirs traditionnels. Le Panama, il y a deux ans, principalement en ce qui concerne l'expression culturelle et l'artisanat, et le Portugal, cette année, premier pays au monde à avoir créé un système d'enregistrement des savoirs traditionnels associés aux ressources génétiques végétales. Le système portugais, adopté en avril 2002, prévoit une protection de cinquante ans renouvelable une fois, contrairement aux brevets dont la durée est en général de vingt ans.

Dans ce contexte, le comité intergouvernemental de la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore de l'OMPI prévoit de publier "une boîte à outils" contenant une série de recommandations sur les dispositions à prendre pour protéger les savoirs traditionnels et précise que l'inventaire en cours ne vise surtout pas à divulguer des savoirs traditionnels qui sont conservés de manière confidentielle. De quoi se demander si, en l'absence de législations nationales et internationales protectrices, les risques qu'encourent les pays à divulguer leurs savoirs traditionnels ne sont pas supérieurs aux avantages potentiels qui pourraient en découler...