«Ni
l'université de Bogota ni le gouvernement colombien n'ont démenti
la possibilité que notre sang serve à des fins commerciales, à breveter
une cellule.» Leonor Zalabata Torres
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La Haye envoyé spécial
n l'imagine grande gueule, râleuse. Mais elle est directe,
toujours souriante. Ses convictions, ses engagements, ses accusations,
elle les exprime sans faire de discours théâtral. Sans taper du poing.
Elle, c'est Leonor Zalabata Torres, une indienne Arhuaco de quarante-six
ans. Elle a quitté son village natal d'Arhuaco, au nord de la Colombie,
pour venir à La Haye où les ministres de l'Environnement de 166 pays
étaient réunis du 8 au 19 avril pour tenter de sauver les dernières
forêts vierges de la planète et d'endiguer le pillage des ressources
naturelles du tiers-monde. «Le temps de dénoncer ce qui est la
pire forme de pillage génétique, le vol du sang, du sang de mon ethnie»,
dit-elle. Et c'est dans le labyrinthe du centre des congrès, où
se tenait la conférence environnementale de l'ONU, qu'elle confie
son histoire. Elle explique d'abord qu'elle vit retirée au nord de
la Colombie, dans la Sierra Nevada de Santa Marta, à quelques encablures
de la Ciudad Perdida, redécouverte en 1975 seulement, après quatre
siècles d'oubli. Elle raconte que là-bas, au XIVe siècle, habitaient
les Tayronas dans une société parfaitement organisée. Elle détaille
aussi comment son ethnie demeure nichée sous le couvert de l'épaisse
forêt tropicale qui tapisse les flancs de la Sierra Nevada, l'un des
plus importants sites précolombiens du continent américain. Le décor
planté, elle raconte son histoire. Une histoire qu'elle assimile à
de la biopiraterie faute d'avoir été contredite jusqu'ici par les
labos et les universités dont elle espère toujours une explication.
Médicaments gratuits. «C'était en 1997, des médecins, des endocrinologues,
des biologistes, des dentistes de l'université Averiana de Bogota
sont venus nous voir. Ils ont d'abord longuement discuté avec le
chef du village, lui ont expliqué qu'une grande majorité des 30
000 personnes qui forment les quatre communautés indigènes de nos
villages de la Sierra Nevada souffraient anormalement de tuberculose
et de diabète.» Quelques jours de tractations ont suffi pour
qu'une autorisation verbale soit enfin donnée aux chercheurs de
Bogota. Cette fois, ils peuvent installer leur campement dans le
village de Leonor Zalabata Torres. «Ensuite, ils faisaient le
tour des maisons, disaient aux gens qu'ils allaient étudier l'incidence
de la tuberculose et du diabète sur leur communauté. Les plus réticents
ont fini par accepter. Et pour cause, ces scientifiques nous ont
proposé une distribution gratuite de médicaments contre la grippe,
les troubles digestifs, les problèmes de reins...», poursuit-elle.
Les consultations commencent. Devant les campements des envoyés
«providentiels» de l'université Averiana, des files d'indigènes
se forment. On ausculte on distribue des comprimés, des pastilles
pour les petites pathologies de tous les jours... «Et puis, ils
nous demandaient de tendre nos bras, pour une simple prise de sang,
pour des analyses, commence à s'emporter Leonor, juste avant
d'ajouter, mais ils nous ont floués.»
Sous les regards de représentants d'autres peuples autochtones
présents à la conférence de la Haye, la porte-parole de la Confédération
indigène de Tayrona prolonge son récit : «Un producteur
de film avait été contacté pour faire un documentaire. Il a tout
suivi, il est devenu notre ami, et a fini par découvrir que nos
fioles de sang étaient passées de l'université de Bogota à un institut
de santé de Washington. On a d'abord cru que c'était pour faire
des recherches approfondies pour comprendre pourquoi nous étions
anormalement atteints plus que la moyenne de la tuberculose et du
diabète. Mais il fallait se rendre à l'évidence, notre sang risquait
de servir à autre chose. A essayer de mettre en évidence un gène
qui nous serait propre et qui pourrait servir à la production de
nouveaux médicaments.»
Bioprospection. Aujourd'hui, Leonor Zalabata Torres est
intarissable sur le sujet de la biopiraterie. «Des peuples comme
les nôtres vivent en autarcie, les scientifiques savent que nous
avons peut-être des gènes particuliers. La biopiraterie ce n'est
pas seulement le vol des plantes, c'est aussi celui des êtres vivants»,
insiste-t-elle. Son voisin lui rappelle le cas des indigènes
Guaimi du Panama : «Les scientifiques se sont rendus compte que
certaines maladies ne se développaient pas au-delà d'un certain
stade chez les Guaimi. Sans rien leur dire de leurs intentions,
des labos ont fait des prélèvements de sang, ont mis en évidence
le gène qui empêche cette maladie d'évoluer et ont breveté la découverte.
C'est du vol.»
Comme d'autres indigènes présents à la Haye, Leonor Zalabata
Torres connaît cette histoire. Mais elle poursuit son récit, et
précise qu'avec l'aide d'une ONG canadienne, Rafi (Rural Advancement
Fondation), qui traque toutes les formes de biopiraterie, elle mène
l'enquête : «De l'université de Bogota, nous n'avons eu aucune
réponse, pas plus que du gouvernement colombien. Personne n'a démenti
la possibilité que notre sang serve à des fins commerciales, à breveter
une cellule. En 1998, nous avons fini par savoir que notre sang
était passé de Washington à Rockville dans un laboratoire. Avec
un représentant de Rafi, nous avons pu voir nos fioles de sang dans
ce labo. On leur a dit, c'est du vol, ce n'est pas éthique. Aujourd'hui,
nous ne savons toujours pas à quoi servent ces prélèvements et nous
n'avons jamais eu de réponse sur ces maladies censées frapper nos
villages. On se contente de nous répondre que c'est de la simple
bioprospection. Nous leur avons dit : "Si vous prenez notre sang
pour breveter le vivant, nous ne sommes pas d'accord..."» Mais
depuis, plus rien. Difficile pour cette femme de continuer les investigations,
puisque ses moyens financiers sont proches de zéro. «Aujourd'hui,
gouvernement, universités, tout le monde fait la sourde oreille...»,
déplore Leonor Zalabata Torres. A la Haye, les labos incriminés
n'étaient pas là pour se défendre de ces accusations. Mais ce type
d'histoire est bien connu des spécialistes de la biopiraterie qui
y voient un motif supplémentaire pour obtenir des bioprospecteurs
des contrats clairs et transparents.
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