Economie
Conference de l'onu sur la biodiversite a la haye
«ILS ONT VOLE LE SANG DE MON ETHNIE»
Une Indienne dénonce la rapacité des labos à des fins génétiques.

Par Vittorio DE FILIPPIS

Le lundi 22 avril 2002

 




«Ni l'université de Bogota ni le gouvernement colombien n'ont démenti la possibilité que notre sang serve à des fins commerciales, à breveter une cellule.» Leonor Zalabata Torres

  La Haye envoyé spécial

n l'imagine grande gueule, râleuse. Mais elle est directe, toujours souriante. Ses convictions, ses engagements, ses accusations, elle les exprime sans faire de discours théâtral. Sans taper du poing. Elle, c'est Leonor Zalabata Torres, une indienne Arhuaco de quarante-six ans. Elle a quitté son village natal d'Arhuaco, au nord de la Colombie, pour venir à La Haye où les ministres de l'Environnement de 166 pays étaient réunis du 8 au 19 avril pour tenter de sauver les dernières forêts vierges de la planète et d'endiguer le pillage des ressources naturelles du tiers-monde. «Le temps de dénoncer ce qui est la pire forme de pillage génétique, le vol du sang, du sang de mon ethnie», dit-elle. Et c'est dans le labyrinthe du centre des congrès, où se tenait la conférence environnementale de l'ONU, qu'elle confie son histoire. Elle explique d'abord qu'elle vit retirée au nord de la Colombie, dans la Sierra Nevada de Santa Marta, à quelques encablures de la Ciudad Perdida, redécouverte en 1975 seulement, après quatre siècles d'oubli. Elle raconte que là-bas, au XIVe siècle, habitaient les Tayronas dans une société parfaitement organisée. Elle détaille aussi comment son ethnie demeure nichée sous le couvert de l'épaisse forêt tropicale qui tapisse les flancs de la Sierra Nevada, l'un des plus importants sites précolombiens du continent américain. Le décor planté, elle raconte son histoire. Une histoire qu'elle assimile à de la biopiraterie faute d'avoir été contredite jusqu'ici par les labos et les universités dont elle espère toujours une explication.

Médicaments gratuits. «C'était en 1997, des médecins, des endocrinologues, des biologistes, des dentistes de l'université Averiana de Bogota sont venus nous voir. Ils ont d'abord longuement discuté avec le chef du village, lui ont expliqué qu'une grande majorité des 30 000 personnes qui forment les quatre communautés indigènes de nos villages de la Sierra Nevada souffraient anormalement de tuberculose et de diabète.» Quelques jours de tractations ont suffi pour qu'une autorisation verbale soit enfin donnée aux chercheurs de Bogota. Cette fois, ils peuvent installer leur campement dans le village de Leonor Zalabata Torres. «Ensuite, ils faisaient le tour des maisons, disaient aux gens qu'ils allaient étudier l'incidence de la tuberculose et du diabète sur leur communauté. Les plus réticents ont fini par accepter. Et pour cause, ces scientifiques nous ont proposé une distribution gratuite de médicaments contre la grippe, les troubles digestifs, les problèmes de reins...», poursuit-elle.

Les consultations commencent. Devant les campements des envoyés «providentiels» de l'université Averiana, des files d'indigènes se forment. On ausculte on distribue des comprimés, des pastilles pour les petites pathologies de tous les jours... «Et puis, ils nous demandaient de tendre nos bras, pour une simple prise de sang, pour des analyses, commence à s'emporter Leonor, juste avant d'ajouter, mais ils nous ont floués.»

Sous les regards de représentants d'autres peuples autochtones présents à la conférence de la Haye, la porte-parole de la Confédération indigène de Tayrona prolonge son récit : «Un producteur de film avait été contacté pour faire un documentaire. Il a tout suivi, il est devenu notre ami, et a fini par découvrir que nos fioles de sang étaient passées de l'université de Bogota à un institut de santé de Washington. On a d'abord cru que c'était pour faire des recherches approfondies pour comprendre pourquoi nous étions anormalement atteints plus que la moyenne de la tuberculose et du diabète. Mais il fallait se rendre à l'évidence, notre sang risquait de servir à autre chose. A essayer de mettre en évidence un gène qui nous serait propre et qui pourrait servir à la production de nouveaux médicaments.»

Bioprospection. Aujourd'hui, Leonor Zalabata Torres est intarissable sur le sujet de la biopiraterie. «Des peuples comme les nôtres vivent en autarcie, les scientifiques savent que nous avons peut-être des gènes particuliers. La biopiraterie ce n'est pas seulement le vol des plantes, c'est aussi celui des êtres vivants», insiste-t-elle. Son voisin lui rappelle le cas des indigènes Guaimi du Panama : «Les scientifiques se sont rendus compte que certaines maladies ne se développaient pas au-delà d'un certain stade chez les Guaimi. Sans rien leur dire de leurs intentions, des labos ont fait des prélèvements de sang, ont mis en évidence le gène qui empêche cette maladie d'évoluer et ont breveté la découverte. C'est du vol.»

Comme d'autres indigènes présents à la Haye, Leonor Zalabata Torres connaît cette histoire. Mais elle poursuit son récit, et précise qu'avec l'aide d'une ONG canadienne, Rafi (Rural Advancement Fondation), qui traque toutes les formes de biopiraterie, elle mène l'enquête : «De l'université de Bogota, nous n'avons eu aucune réponse, pas plus que du gouvernement colombien. Personne n'a démenti la possibilité que notre sang serve à des fins commerciales, à breveter une cellule. En 1998, nous avons fini par savoir que notre sang était passé de Washington à Rockville dans un laboratoire. Avec un représentant de Rafi, nous avons pu voir nos fioles de sang dans ce labo. On leur a dit, c'est du vol, ce n'est pas éthique. Aujourd'hui, nous ne savons toujours pas à quoi servent ces prélèvements et nous n'avons jamais eu de réponse sur ces maladies censées frapper nos villages. On se contente de nous répondre que c'est de la simple bioprospection. Nous leur avons dit : "Si vous prenez notre sang pour breveter le vivant, nous ne sommes pas d'accord..."» Mais depuis, plus rien. Difficile pour cette femme de continuer les investigations, puisque ses moyens financiers sont proches de zéro. «Aujourd'hui, gouvernement, universités, tout le monde fait la sourde oreille...», déplore Leonor Zalabata Torres. A la Haye, les labos incriminés n'étaient pas là pour se défendre de ces accusations. Mais ce type d'histoire est bien connu des spécialistes de la biopiraterie qui y voient un motif supplémentaire pour obtenir des bioprospecteurs des contrats clairs et transparents.