La question mapuche

 

 

L’année passée des conflits se sont produits à Lumaco, cette année, à Traiguén. Il s’agit d’une région très pauvre du sud du Chili : des collines douces de la Cordillère de la Côte qui traverse du nord au sud le pays. Ces collines furent des champs de blé par le passé, qui peu à peu se sont dégradés. Les entreprises forestières commencèrent à planter des forêts de pins. Depuis l’occupation de l’Araucanie par les troupes de l’armée chilienne il y a 118 ans (1881), se constituèrent dans la zone des fundos (1) de propriétaires coloniaux et des " réductions indigènes " où vivent les Mapuches. Ce sont des sortes de réserves, dans le style de celles réalisées à la même époque aux États-Unis, mais de taille plus petite. Un terrain était remis à chaque chef de famille ou à plusieurs familles. Dans ces années de fin du dix-neuvième siècle, on pensait que le progrès viendrait avec l’immigration européenne et c’est pourquoi on préparait le sud du Chili à recevoir ces nouveaux habitants. Les indigènes furent soumis à une situation très angoissante, encerclés, parfois littéralement, dans leurs réserves ou réductions.

Ce n’est pas une question simple de déterminer avec exactitude l’étendue des terres indigènes du sud du Chili et donc l’importance du conflit territorial qui est en train de se développer dans ces régions. Faisons un peu d’histoire. Les lois du siècle passé établirent que les terres au sud du río Malleco étaient publiques. Cette forme juridique prohibait le système de colonisation sauvage. L’État remettait des Títulos de Merced (2) aux indigènes et vendait aux enchères les terres restantes. L’État réduisit le territoire des indigènes sans les consulter et par la force, avec une présence militaire permanente. Ce processus se déroula entre 1884 et 1929.

L’État distribua 3 078 Títulos de Merced qui, avec le système de mesure de l’époque, équivalaient à 475 423 hectares, et en faveur de 77 751 indigènes. Le recensement de la population de 1907 dénombrait près de 110 000 indigènes. On peut donc conclure que de nombreux indigènes sont restés sans terre. Il est évident que l’origine de la petite propriété indigène est liée à ces chiffres. L’État a remis aux indigènes 6,1 hectares par personne en moyenne. Cependant cette moyenne fausse quelque peu les chiffres puisque dans les zones de la cordillère, les propriétés sont beaucoup plus grandes en taille mais en général très peu productives. Les familles ont augmenté et en 1963 par exemple, cette moyenne s’établissait à 1,8 hectares par personne. À l’heure actuelle nos études montrent qu’une famille dispose de 3,6 hectares et que la taille des familles mapuches est de 5,8 personnes par foyer, plus que la moyenne nationale qui est de 4,3. Selon le recensement de la population de 1992, 235 000 Mapuches vivent à la campagne dans des communautés, réductions et asentamientos (3) indigènes homogènes.

En 1927 fut promulguée une loi qui permit la division des Títulos de Merced. Il se produisit une forte polémique, qui jusqu’à ce jour n’est pas terminée. Certains faisaient remarquer qu’il était important de dissoudre les communautés, de sorte que les indigènes puissent vendre leurs terres et se fondre avec le reste de la population chilienne. D’autres, les organisations indigènes principalement, soutenaient qu’il serait nécessaire de préserver les terres communes et donc de ne pas diviser les titres communautaires. Nombre de " communautés ", néanmoins, ont divisé leurs terres entre les familles et juridiquement, même si ce n’est pas vrai dans la pratique, se sont dissoutes. Ceci est advenu en particulier dans les provinces de Malleco et d’Arauco, zones des conflits actuels. Ce fut la cause de nombreuses ventes de terres, d’appropriations légales sur la base d’écrits et de papiers qu’ont remplis les conservateurs de biens fonciers. C’est l’origine des conflits actuels. Les terres divisées en parcelles ont plus de facilités à être vendues, ou simplement usurpées, que les terres protégées par les Títulos de Merced.

Entre 1927 et 1973, 160 communautés ont disparu. Leurs terres sont passées dans le domaine privé et les indigènes ont dû émigrer. 2 134 autres se sont maintenues sous le régime de propriété commune de la terre des Títulos de Merced, et 784 ont été divisées en parcelles. Au total, dans les Archives des questions indigènes sont conservés à l’heure actuelle 2 918 dossiers de communautés.

Il y a eu de nombreuses lois concernant les indigènes durant le vingtième siècle. Elles traitaient toutes, ou bien de liquidation des communautés, ou bien de recherche de diverses solutions à ces conflits de terres. En 1971 le président Allende édicta une législation indigène qui donnait la possibilité d’incorporer les communautés dans le processus des réformes agraires. Par ce concept les fundos pouvaient être expropriés et rendus aux communautés et ainsi augmenter les terres que les indigènes possédaient. Cette loi fut opérationnelle pendant un peu plus d’un an. Beaucoup de communautés se virent restituer des terres qui leur avaient été spoliées dans le passé. C’est le cas des communautés de Traiguén, qui aujourd’hui sont en conflit. Les paysans indigènes ont occupé physiquement ces nouvelles terres et ont constitué une sorte de société agricole coopérative. Souvent ceux-ci ont planté des bois de pin sur ces nouvelles terres que leur avait attribuées le gouvernement. Cependant le coup d’État militaire de 1973 trouva ces processus de restitution de terres à mi-chemin. Presque aucune de ces terres n’avait légalement de titre de propriété attribué aux communautés indigènes. Comme chacun sait, ces procédures étaient longues et furent interrompues avec le putsch. Les terres sont passées dans les mains de l’État pour être adjugées, plus tard, à des entreprises forestières.

Dans le cadre de la privatisation générale des activités du pays, le gouvernement militaire décréta une nouvelle législation indigène. Le décret-loi 2 568 de 1978 consista à partager les communautés indigènes. Il prétend que le développement passerait par la remise à chaque famille d’un titre de propriété individuelle qui incluait la permission de vendre la terre. Durant un certain nombre d’années (1978-1988), il fut procédé manu militari au partage des terres indigènes, c’est-à-dire, à remesurer les terres que les indigènes habitaient. Les mesures des Títulos de Merced ont été exécutées avec des instruments modernes et dans presque tous les cas, surtout les communautés de la Cordillère, le nombre d’hectares s’est vu augmenté. La raison est très simple. Les nouveaux instruments de mesure permettaient une meilleure précision que ceux de la fin du siècle passé. Mais, et c’est là l’erreur de nombreuses personnes qui aujourd’hui donnent leur opinion sur ces sujets, les terres étaient les mêmes. Seulement sur les papiers apparurent plus d’hectares. La même chose est arrivée avec le remesurage des terres qui avaient été divisées en parcelles, qui elles-mêmes, au cours du temps, ont été aussi subdivisées, mais qui ont été maintenues en fait en communauté. Et cela s’est aussi passé avec des terres qui étaient habitées par des indigènes, mais dont le titre de propriété était au nom de l’État. C’est le cas du Fundo Ralco qui est actuellement célèbre puisque c’est là que se construira le barrage du même nom. Par conséquent les terres n’augmentent que sur le papier, puisqu’il s’agit seulement d’une "régularisation de titres".

Effectivement à l’heure actuelle, les terres indigènes couvrent approximativement 510 000 hectares. À celles-ci doivent s’ajouter celles cédées ces dernières années par le ministère des Biens nationaux qui étaient aussi habitées par des indigènes, cas de Quinquén et de San Juan de la Costa, et qui n’augmentent que sur le papier la superficie des terres occupées dans le sud par les indigènes. Les uniques terres nouvelles, c’est-à-dire non indigènes qui sont devenues indigènes, sont celles acquises par le Fonds de terres dans les dernières années, environ 20 000 hectares, achetées en accord avec la loi indigène promulguée en 1993 par le président Aylwin. Par cette loi il est créé un fonds pour acquérir de nouvelles terres pour les communautés indigènes.

Ces chiffres montrent en outre quelque chose de très important et difficile à comprendre, c’est que les 475 000 hectares remis il y a 100 ans aux Títulos de Merced ne sont pas nécessairement les mêmes terres que les 510 000 que protège actuellement la Loi Indigène. Dans ces dernières, il y a beaucoup de terres qui n’ont jamais appartenu à l’origine aux Títulos de Merced sinon sous d’autres formes de cession de la part de l’État telles que, Titres de propriété gracieux, des arrêts des Juges des Indiens ou des transferts de terres de l’État par les Biens nationaux. En 1970 les avocats de la Direction des questions indigènes, Dasin, Osses et Ormeno, calculaient que sur les terres des Títulos de Merced les Mapuches avaient perdu 131 000 hectares, c’est-à-dire presque le quart. Durant la période de la réforme agraire beaucoup de domaines furent expropriés et ces terres transférées aux communautés qui étaient en procès à cause de la diminution de la surface de leurs terres. Dans d’autres cas, comme la situation de Temulemu et Santa Rosa de Colpi à Traiguén, centres de l’actuel conflit, les domaines furent expropriés et se constituèrent là des établissements paysans ou des centres de réforme agraire. Bien qu’il n’y eût pas de transfert légal et effectif de titres de propriété, les paysans indigènes considérèrent que ces terres leur avaient été restituées. À partir de 1974 commença un processus que nous appellerons de " contre-réforme agraire ", dans laquelle la majorité de ces terres furent vendues aux enchères. Nous avons évalué à 30 000 hectares les terres de la réforme agraire qui sont restées dans les mains des paysans indigènes, la majeure partie de celles-ci dans la province d’Arauco. Cela signifiait que les terres spoliées sont approximativement de 100 000 hectares. Il faut décompter cependant les terres des 160 communautés qui disparurent totalement entre 1929 (ou avant) et 1970, qui, selon les calculs réalisés bien des années après, représenteraient entre 40 et 50 000 hectares. Cela signifie que les terres Títulos de Merced perdues et dénommées par les Mapuches " tierras usurpadas ", doivent être de l’ordre de 50 à 60 000 hectares. La loi indigène protège ces terres et fixe des mécanismes pour leur restitution.

Le décret-loi 2 568 de 1978 divisa les terres qui étaient alors sous le contrôle des Mapuches. En supprimant juridiquement des communautés, on chercha à étendre un manteau d’oubli juridique sur les " terres spoliées ". Beaucoup d’entreprises achetèrent terres et titres, en sachant ou sans savoir qu’ils avaient une longue histoire. Juridiquement les titres de propriété étaient valides, mais quiconque lit les feuilles jaunies des conservateurs de biens fonciers, saura qu’elles contiennent l’histoire. C’est le cas du litige de Santa Rosa de Colpi ou de Temulemo, qui a été l’étincelle qui a fait exploser ce nouveau conflit mapuche généralisé. Ces 58,4 hectares ont été l’objet d’un jugement, disputé au Tribunal des Indiens de Victoria depuis 1928. Plus encore, dans une sentence ancienne, il est donné raison aux indigènes et non au plaideur qui, sans offenser personne, se dénommait don Cardenio Lavín. Ce jugement est public. Les avocats des entreprises, à l’égal de qui achète une voiture d’occasion, devront se préoccuper d’analyser non seulement la légalité actuelle mais aussi la légalité historique de la propriété. Dans le cas contraire ils seront en train d’acquérir un problème.

L’expansion forestière dans le sud du Chili s’est développée en encerclant les communautés indigènes. Une vue aérienne montre un énorme tapis vert de forêts épaisses, et les communautés comme des îles au milieu de ces plantations. La forêt de pin absorbe toute l’eau de la zone, desséchant les sols et les sources des Mapuches. Les fumigations de pesticides tuent les animaux et on observe l’augmentation incroyable d’enfants nés avec des malformations congénitales. L’énorme richesse forestière ne reste pas dans la zone et au contraire appauvrit les secteurs où elle se trouve. Les travailleurs ne proviennent pas de la localité. En conséquence ce type de plantation ne crée pas d’emploi local. Tout cela a conduit à un conflit très aigu entre Mapuches et entreprises forestières.

Le conflit actuel tire de la terre son centre symbolique et pratique. Les Mapuches exigent un espace territorial pour vivre, pour reproduire leur culture. Ils comprennent que les possibilités de continuer à survivre comme peuple passe par l’existence de terres communautaires qui leur permettent la subsistance économique, mais aussi, et en même temps, la survivance politique, culturelle et symbolique. C’est pourquoi la terre se transforme une fois de plus en un axe de revendications quoique cette fois il ne s’agisse pas d’un mouvement des travailleurs agricoles ni de paysans.

Le mouvement est dirigé par de jeunes indigènes qui sont passés par l’éducation publique de l’État chilien. C’est un nouveau type de dirigeant et un nouvel acteur. La demande est beaucoup plus vaste que la simple terre du paysan pour semer et manger. Bien sûr que le problème de la pauvreté est très fort et s’est aggravé encore plus particulièrement cette année avec une grande sécheresse. Néanmoins, chez les jeunes mapuches il existe l’idée d’autogestion de leurs propres systèmes de développement. Il y a des expériences réussies, et qui se voient menacées par l’énorme système de discrimination auquel sont soumis les indigènes. Par exemple, un des conflits principaux s’est produit au tour du lac Lleu Lleu où les jeunes mapuches ont développé avec succès un projet touristique. Il s’agit d’un projet autogéré par les indigènes eux-mêmes. Un entrepreneur a acquis par vente aux enchères un domaine contigu pour installer un " resort " qui dénature totalement le projet touristique indigène et qui le liquide à courte échéance. Les dirigeants ont réclamé devant les autorités que, face à un cas réussi de développement indigène autogéré, soit permis un projet qui le détruise. Ce nouvel acteur indigène n’a pas été facile à comprendre par les autorités qui étaient accoutumées à traiter plutôt avec des paysans n’ayant qu’une éducation de base.

Le débat aujourd’hui au Chili sur la question indigène est passionné. La construction du barrage du haut Bío-Bío et le transfert de populations indigènes dans des installations éloignées de leur habitat historique ont confondu et bloqué les politiques que l’État menait à bien vers ce secteur. Le président Aylwin édicta en 1993 une loi indigène qui protégeait les terres indigènes en empêchant leur vente, sauf entre indigènes. La loi créa un Fonds de terres et un fonds de développement. Il créa aussi l’éducation interculturelle bilingue, des systèmes efficaces de justice et de nombreuses autres reconnaissances de droits culturels. Il est institué une Corporation de développement indigène, chargée d’appliquer ces programmes et dont le Conseil est formé de fonctionnaires de l’État et de représentants élus par les communautés indigènes du pays, pas seulement mapuches. Cependant ces conflits ont conduit à ce que cette Corporation a perdu la capacité d’interlocuteur entre l’État et les Mapuches. Deux directeurs mapuches de cette corporation ont été retirés de leur poste pour s’être opposés à la construction du barrage. On ne voit pas avec clarté la manière de rétablir la confiance mutuelle.

La droite politique critique la loi édictée par le président Aylwin, pour avoir " perpétué la pauvreté ", puisqu’elle empêche la vente des terres indigènes à des personnes ou des entreprises non indigènes. L’idée du décret-loi 2 568 de 1978 de remettre des titres particuliers à chaque famille a consisté à permettre aux Mapuches de vendre leurs terres, une à une, à des entreprises forestières et de quitter la campagne. Ils devaient alors se déplacer vers les agglomérations urbaines, dans les quartiers marginaux. À la fin, le peuple mapuche disparaîtrait de son habitat historique dans le sud du Chili. Sur les rives des lacs du sud particulièrement, il y avait beaucoup d’intérêts qui poussaient dans ce sens. Pour cette raison, en 1993, a été promulguée une loi qui, d’un côté limite les possibilités de ventes de ces terres, ce qui signifierait " nouvelles usurpations " dans la conscience indigène, et d’un autre côté crée un Fonds pour acheter de nouvelles terres et résoudre les conflits historiques. Il y a des gens qui disent que là réside la cause de la pauvreté, puisque les Mapuches, par ces restrictions à la propriété, ne peuvent hypothéquer les terres et solliciter des prêts auprès des banques. La majeure partie des producteurs mapuches ne parvient pas à être au moins bénéficiaire de l’Institut de développement agricole, qui est le système de subventions de l’État pour les petits agriculteurs. Les Mapuches ont une agriculture de subsistance pour laquelle le crédit bancaire est encore très éloigné de leurs possibilités. La politique de la droite, qui contamine de nombreux secteurs, face à cette situation de conflit consisterait à libérer les terres indigènes pour permettre au marché de résoudre ces conflits. Il ne fait aucun doute pour nous que ce serait une source de conflits toujours plus grands.

Je crois que les chiffres livrés ici montrent que l’État chilien fut le responsable de la situation de petite propriété qui afflige aujourd’hui les Mapuches. C’est pourquoi, c’est à l’État chilien de réaliser une conversion importante pour résoudre le problème de la petite propriété, et de permettre que ces citoyens s’en sortent avec la dignité d’êtres humains et ne soient pas seulement objets de charité. Il est techniquement possible que les communautés mapuches réalisent un plan de développement autogestionnaire performant. Il y a de nombreux exemples de cela. Certes des moyens doivent être mis à leur disposition, mais il est aussi important que s’ouvrent des espaces au développement autonome, des systèmes de décision politique, de contrôle culturel et de gestion des affaires indigènes. Les jeunes dirigeants, qui maintenant se mobilisent dans le sud du Chili, prennent conscience de deux aspects : la nécessité de terres, de ressources économiques, et en même temps la nécessité de se constituer comme un collectif avec extension de l’autonomie dans la prise de leurs décisions. Probablement, le conflit connaîtra de nombreuses vicissitudes dans le futur puisque, comme on l’a vu, les intérêts en jeu ne sont pas négligeables.

Santiago du Chili, avril 1999

Traduit par Guy Mansuy


José Bengoa est spécialiste de l’histoire mapuche, membre du groupe de travail sur les peuples autochtones des Nations Unies et ex-directeur du CEPI, commission créée en 1990 par le gouvernement Aylwin.


Notes :

1. Propriété terrienne (NdT).

2. Titres gracieux de propriété (NdT).

3. Implantation de communautés indigènes (NdT).

 

Sources : Éd. originale : Bengoa, José 1999. – " La question mapuche ". - In : " La question mapuche ", Espaces Latinos, nš 164, Lyon, avril 1999, p. 17-20.