Les données fournies par le
recensement chilien de 1992 montrent que la population mapuche
est beaucoup plus importante que les estimations avancées
jusqu’à présent. En effet, 928 060 personnes,
âgées de 14 ans et plus, ont déclaré
" appartenir " à la culture mapuche, ce qui représente
9,6 % de l’ensemble de la population du Chili dans la tranche
d’âge. Une projection au groupe d’âge
de 13 ans et moins porterait le nombre total de Mapuche à
1 282 111 personnes.
Mais les résultats du recensement apportent
également trois autres enseignements. En premier lieu,
la majorité des Mapuche habite aujourd’hui dans les
villes, puisque 58,75 % de la population se concentre dans l’agglomération
de Santiago et dans les communes urbaines de Concepción,
Talcahuano, Temuko, Valparaíso, Viña del Mar, Valdivia
et Osorno. On constate ensuite que la diaspora est nettement majoritaire
en comparaison de la population mapuche restée dans son
pays historique, puisque 44,07 % des personnes qui se sont
auto-identifiées comme Mapuche au recensement habitent
la région métropolitaine (Santiago), contre seulement
15,49 % pour la région de l’Araucanie. Enfin, et
surtout, les Mapuche sont minoritaires dans leur propre pays,
puisqu’ils ne représenteraient que 26 % de la population
de l’Araucanie (pourcentages calculés sur la base
des chiffres de l’INE, institut national de statistiques
de l’État chilien, 1993).
Malgré les critiques dont le recensement
de 1992 peut faire l’objet, notamment par rapport à
la question posée aux personnes recensées sur leur
éventuelle " identification " à l’une des
" cultures indigènes et, par conséquent, la
mise en cause possible des données qui en découlent,
il serait difficile de nier que les chiffres confirment l’existence
d’une véritable " diaspora " mapuche. Par ailleurs,
celle-ci n’est pas le résultat d’un phénomène
récent, puisque les mécanismes qui expliquent les
forts pourcentages d’exode rural et d’émigration
régionale sont à l’oeuvre depuis plusieurs
décennies.
Exode rural et émigration régionale
L’un des facteurs les plus importants est
le manque de terres. La soi-disant économie de " subsistance
" des réductions (1
) a été en réalité une économie
d’" auto-insuffisance ", c’est-à-dire une tentative
pour se maintenir comme peuple, culture et société
paysanne dans un cadre territorial extrêmement restreint.
Dans les années 1960, la Corporation de la Réforme
Agraire calculait qu’une famille paysanne, dans la province
de Cautín, avait besoin de 50 hectares pour pouvoir compter
sur un " revenu digne ". Or les familles mapuche avaient une moyenne
de 9,2 hectares seulement. D’autres études arrivent
aux mêmes résultats : la majorité des paysans
mapuche avait entre 5 et 20 hectares de terres de mauvaise qualité
et le produit de leurs récoltes ne leur permettait pas,
en général, de couvrir leurs frais, de nourrir leurs
familles ni de renouveler le cycle productif. Devant le manque
de terres, les usurpations, la violence, les fraudes et les corridas
de cerco (2), les
communautés mapuche ont réagi en " expulsant " leurs
jeunes qui se voient, depuis plusieurs décades déjà,
forcés à chercher un travail rémunéré
en dehors de la réduction, et, généralement,
en dehors de la région.
Un autre élément important dans
les processus d’exode rural et d’émigration
régionale est le contexte socio-économique et l’impact
des " reconversions " successives dans l’économie
régionale. En effet, même s’ils avaient peu
de terres, les Mapuche pouvaient éviter l’émigration
tant qu’ils avaient la possibilité d’augmenter
leurs revenus grâce au travail temporaire, ce qui leur permettait
de se procurer ce qu’ils ne pouvaient pas produire. Ce revenu
supplémentaire peut aider à maintenir la vie paysanne
même lorsque le lopin ne fournit pas assez lui-même
pour nourrir une famille. Cependant, les processus successifs
de reconversion de l’agriculture chez les grands propriétaires
fonciers régionaux – du blé à l’élevage
ou à l’exploitation forestière – ont
réduit les emplois saisonniers dans la région.
Des les années 60, la reconversion du
blé en production laitière dans le secteur latifundiste
de Cautín faisait diminuer le travail saisonnier dans la
zone. Au cours de ces vingt dernières années, un
ensemble de facteurs a accéléré la reconversion
dans les grosses propriétés. En premier lieu, une
politique néo-libérale des tarifs douaniers a eu
pour effet de rendre moins rentable le secteur agricole traditionnel,
lequel s’est trouvé dans l’incapacité
de concourir avec les bas prix des produits importés. Cette
situation de l’agriculture traditionnelle face au marché
s’est aggravée vers la fin des années 70 et
au début des années 80, comme conséquence
de la surévaluation du peso, la forte hausse des taux d’intérêts
et la crise économique qui en a résulté.
Enfin, il faut prendre en compte le râle joué par
le décret-loi 701 de 1974 (sur l’activité
forestière) qui, par le biais des subventions et des bonifications,
a stimulé les changements productifs.
La surface des cultures de blé a diminué
de 17 % dans les provinces de Bío-Bío, de Malleco
et de Cautín entre 1964 et 1976. En 1965, le pourcentage
de terres appartenant aux propriétés paysannes était
presque équivalente pour Malleco et Cautín; en 1976,
Cautín, avec 58,2 %, avait un profil bien plus paysan
que Malleco, avec seulement 40,1 %. Ces changements reflètent
les différences de stratégie de survie des paysans
mapuche. À Malleco, le secteur agricole a expérimenté
davantage de transformations dans le type de production en raison
de la grande usure des sols et de la proximité des usines
forestières. Ces changements sont intervenus non seulement
dans le secteur des grandes propriétés foncières
mais aussi dans le secteur paysan.
Le vol des terres
À Cautín, ou généralement
les sols sont moins usés, les petites propriétés
ont un peu mieux supporté l’intensification de la
production. L’augmentation de la production pour faire face
à la baisse des prix est une tactique typique des petits
producteurs, qui n’ont pas les capitaux pour investir dans
un autre secteur et qui ne peuvent pas attendre de meilleurs prix.
Dans le contexte de Malleco, cependant, cette tactique était
hors de portée des paysans.
Finalement, une autre cause de l’exode
rural est en rapport avec les conséquences directes de
la radicación (3) sur
la vie des Mapuche. La défaite militaire a signifié
pour les Mapuche non seulement la perte de leur autonomie de décision
sur leur présent et leur futur, mais aussi la spoliation
des meilleures et de la plus grande partie de leurs terres. Or,
la radicación n’a signifié ni la "
paix " ni le respect des terres que l’État avait
conservées pour les Mapuche à travers les Titres
de Merced (4). Au
contraire, la législation " indigène ", depuis ses
débuts avec la Loi du 4 décembre 1866 (sur la fondation
de villes dans le territoire des indigentes et l’expropriation
de propriétés des ceux-ci) (5),
a toujours visé – avec l’exception partielle
des lois de 1972 et de 1993 – l’assimilation des Mapuche.
Si dans un premier temps l’État procéda à
la radicación, il a toujours été clair, dans
l’esprit des législateurs, que l’existence
des réductions n’était qu’une
mesure transitoire. À partir de la Loi 4169 du 29 août
1927 (qui crée le tribunal spécial de division de
communautés indigènes et réglemente les procédures),
il s’agira de stimuler – voire d’imposer –
la division des réductions ; en attendant la dispersion
des Mapuche et leur dissolution en tant que groupe cohérent
et conscient de soi.
Aussi, le décret-loi 2 568 du 29 mars
1979 de la dictature militaire n’est pas, à vrai
dire, une exception. Le but principal de cette législation
était la disparition des reductions, moyennant l’octroi
aux paysans mapuche d’un titre de propriété
individuelle sur leur lopin de terre. Or, si le décret-loi
établissait que les nouveaux propriétaires individuels
ne pouvaient pas vendre leur terre avant vingt ans, ils pouvaient,
en revanche, la louer en bail emphytéotique. Avec le développement
du tourisme dans la région, les paysans mapuche perdront,
en quelques années, une bonne partie des terres situées
aux bords de lacs, cédées en général
à un prix un peu plus élevé que leur valeur
agricole, mais largement inférieur à leur valeur
immobilière.
La pression sur les Mapuche n’agissait
pas seulement à travers les voies institutionnelles ou
légales, mais aussi à travers le harcèlement
physique, la fraude et l’usurpation par les grands propriétaires
terriens et colons chiliens. Le diagnostic fait par le CIDA (Comité
interaméricain de développement agricole, 1966)
au début de la réforme agraire enregistrait 1 433
hectares usurpés rien que dans six reductions de la province
d’Arauco. Certains litiges concernant des usurpations de
terres sont restés bloqués dans les tribunaux pour
Indiens jusqu’aux années 80. Les pertes de terres
continuaient (et continuent certainement aujourd’hui), alors
que les voies légales étaient inefficaces pour régler
les conflits. En même temps, la pression démographique
à l’intérieur des communautés rendait
chaque jour moins viable l’économie des reductions
et donc l’émigration plus probable.
La population recensée dans les reductions
et les communautés de la région de l’Araucanie
n’a pas beaucoup varié au fil de différents
recensements: 1907 : 101 118 ; 1920 : 105 000 ; 1940 : 115 880
; 1952 : 130 547 ; 1960 : 138 894 ; 1992 : 135 21. Même
si ces chiffres peuvent être sujets à caution (6),
il est clair qu’une limite démographique a été
certainement atteinte dans les années 40. Par ailleurs,
de nombreux auteurs récupéraient, pour leurs études,
les statistiques de la DASIN, dont le recensement de la population
mapuche rurale entre les provinces d’Arauco et Llanquihue
donnait un total de 322 916 personnes en 1963. Le rapport CIDA,
néanmoins, soulignait que les chiffres de la DASIN étaient
des " approximations " sur la population des reductions, avec
ou sans Titre de Merced, et non pas sur la population mapuche
dans sa totalité.
Or, si les chiffres paraissaient montrer une
stagnation effective de la population rurale, on ne pouvait en
déduire pour autant que la population mapuche en tant que
telle déclinait. Plusieurs études enregistrent une
très forte émigration. Le CIDA, en 1966, qualifiait
le taux d’émigration dans les reductions étudiées
d’" élevé " (25 %), notant, dans certains
cas, une absence totale ou quasiment totale des femmes et des
enfants. Une étude de PICORA à Chol-Chol pendant
la même décennie estimait l’émigration
à 16 %. Des études plus récentes confirment
ces données. Il existe, depuis une cinquantaine d’années,
un flux constant et important à émigration définitive,
surtout vers Santiago. Avec le boom de la production fruitière
et du secteur forestier, la zone centrale et, dans une moindre
mesure, les provinces de Concepción, d’Arauco et
l’Argentine, ont reçu une quantité significative
d’immigrants, sans que Santiago perde sa place de principal
centre d’accueil.
Auto-identification et filiation ethnique
Un élément clef pour la quantification
de la population mapuche est – sans doute – sa propre
auto-identification. L’une des questions du recensement
avait pour but d’identifier et, par conséquent, de
quantifier un secteur des " Chiliens " qui " s’auto-identifient
à " l’une des " cultures " indigènes (7).
Une supra-identité, commune à tous, était
explicitée dans l’intitulé de la question
: tous les habitants étaient, avant tout, des Chiliens.
L’option était l’adhésion volontaire
à une culture indigène et non pas celle de faire
partie – de façon active – d’une culture
indigène. Le résultat était prévisible
: nombre de Chiliens, sans avoir d’origines ethniques mapuche,
ont réagi en s’identifiant aux Mapuche; en contrepartie,
on peut supposer que de nombreux Mapuche ont refusé de
se reconnaître en tant que Mapuche et, par conséquent,
se sont identifiés aux Chiliens.
Si la présence de population mapuche dans
toutes les régions du pays peut être acceptée
sans trop de réserves, le fait que 13 Mapuche aient été
comptabilisés dans les bases chiliennes de l’Antarctique
n’est pas sans soulever au moins une question : est-ce la
volonté de s’identifier aux Mapuche qui a joué,
ce qui est différent de s’identifier comme Mapuche
?
La réponse semble évidente. Doit-on
pour autant remettre en cause les résultats du recensement
ou, du moins, reconnaître l’existence de distorsions
? Certaines communes situées dans les extrêmes du
pays et marginales par rapport à leurs propres centres
régionaux – telles que Tierra Amarilla, dans la Région
d’Antofagasta - enregistrent une population mapuche bien
qu’elles n’aient jamais constitué une destination
pour l’émigration, même par le passé.
Par contre, le poids de la population mapuche de la Région
de l’Araucanie (26% de la population régionale, 15,49%
de la population mapuche du pays) nous semble trop faible. Les
extrêmes du continuum de l’auto-identification –
ceux qui se sont identifiés avec et ceux qui se sont niés
comme – sont-ils mutuellement compensables ?
Nom de famille et identification mapuche
Quoi qu’il en soit, il semble pertinent
de se demander si ce seul critère de l’auto-identification
suffit pour quantifier la population mapuche. Certes, les Mapuche
possèdent un fort sentiment d’identité ethnique,
ce qui nous autorise à penser que la grande majorité
s’est reconnue, au recensement, comme tel. Par contre, n’importe
quel Chilien peut-il, parce qu’il s’identifie à
la culture mapuche – ce qui peut être, au demeurant,
fort légitime – être considéré
comme Mapuche ? On peut donc penser qu’un deuxième
élément doit être pris en considération
pour quantifier la population mapuche : la filiation ethnique
à partir du patronyme.
En effet, le " patronyme " mapuche est devenu
l’élément d’identification ethnique
par excellence. Ceci est valable aussi bien dans la relation entre
les Mapuche eux-mêmes qu’entre Mapuche et Chiliens
(8). Ce n’est pas un hasard, par ailleurs,
si pour les Mapuche qui ont décidé de rejeter leur
filiation ethnique en vue d’une assimilation totale aux
Chiliens, le pas décisif est le remplacement de leur patronyme
mapuche par un autre d’origine hispanique. En effet, les
Mapuche peuvent " bénéficier " d’une loi de
1970 permettant le changement des patronymes, lorsqu’ils
sont " ridicules, risibles, ou […] portent atteinte
moralement ou matériellement ". Il est possible également,
et " sans préjudice des dispositions précédentes
" – précise la loi – de demander le changement des
patronymes lorsqu’ils " ne sont pas d’origine espagnole
" ou encore " si la prononciation ou l’écriture
sont manifestement difficiles dans un milieu de langue castillane
" (9). Disparaît
ainsi le dernier élément culturel qui indique une
origine différente de celle du groupe auquel on souhaite
s’assimiler.
La prise en compte du patronyme comme critère
pour établir la filiation mapuche trouve des adeptes et
des détracteurs. Parmi ces derniers, l’argument le
plus courant est que, bien que le patronyme constitue un indicateur
de l’origine ethnique, il ne prouve pas, en revanche, l’identification
avec le groupe, ni l’utilisation d’un ensemble d’éléments
culturels considérés comme propres au groupe d’origine.
En effet, un Mapuche porte et transmet son patronyme indépendamment
de la connaissance et de l’usage des éléments
culturels actuellement sous contrôlé mapuche. Mais
il faut souligner que la population mapuche est insérée
dans un cadre de relations ethniques de domination/sujétion
(de colonialisme interne, pour être plus précis)
qui a provoqué des bouleversements profonds, des modifications
et des actualisations de sa culture. Si acculturation il y a,
elle est le résultat du style des relations inter-ethniques
au Chili, qui sont – bien entendu – indépendants
de la volonté individuelle et collective des Mapuche.
Le recours au patronyme nous semble d’autant
plus pertinent que, lors de la conquête de l’Araucanie,
les autorités chiliennes n’ont pas considéré
nécessaire – contrairement à ce qui était
la pratique espagnole – de " christianiser " la population
vaincue en lui imposant le port de patronymes hispaniques. Il
n’y a pas eu non plus, comme aux États-Unis, de traduction
des noms. De ce fait, la plupart des Mapuche garderont alors un
" patronyme " mapuche dont usage a été impose, certes,
par l’État chilien, en remplacement de la filiation
clanique, mais qui n’en demeure pas moins un trait culturel
d’auto-identification, celui-ci ayant contribué –
peut-être de façon décisive dans le cadre
d’une acculturation progressive – à la préservation
et à la reproduction d’une identité mapuche.
Par ailleurs, le patronyme est peut-être
l’un des rares éléments culturels qui n’a
pas souffert de modifications depuis le siècle passé.
En vérité, dans la plupart des cas, celui-ci est
une reproduction plus ou moins exacte – selon les difficultés
rencontrées pour la transcription dans l’orthographe
castillane ou la compétence ou le bon vouloir du fonctionnaire
du registre civil chargé de la tache – du nom mapuche
d’avant la conquête chilienne, composé de ce
que l’on pourrait appeler un prénom et du nom de
la lignée de chaque individu. Au moment de la défaite,
c’est ce nom mapuche qui est devenu le " patronyme ", lequel
sera transmis par la suite par le père en accord avec le
code chilien de transmission du nom de famille. On pourrait alors
considérer comme Mapuche les individus qui – tout
en s’auto-identifiant eux-mêmes comme Mapuche –
conservent un ou deux patronymes mapuche ; dans un sens plus large,
les descendants des Mapuche qui, en raison des modalités
de transmission du nom de famille au Chili, n’ont pas conservé
de patronymes mapuche, mais qui s’auto-identifient volontairement
comme Mapuche. Finalement, il faut inclure également les
Mapuche qui portent des patronymes hispaniques depuis le siècle
dernier : Contreras, Sandoval, Morales, Avendaño, etc.
Pays mapuche et diaspora
Le recensement confirme que si les tentatives
assimilatrices de l’État ont été permanentes,
les résultats n’ont été nullement concluants.
La preuve la plus éclatante est que presqu’un million
de personnes ont déclaré – volontairement
– " appartenir " à la culture mapuche.
Évidemment, l’auto-identification
ne permet pas d’apprécier les degrés d’acculturation
des individus, spécialement parmi ceux qui habitent les
villes, mais elle nous permet de penser qu’un minimum de
culture autonome est encore contrôlée par eux, ce
qui permettrait de soutenir leur identité et de la différencier
de celle des autres. Le poids démographique et la vitalité
culturelle des Mapuche – appréciée comme un
phénomène actuel et non seulement du passé
– sont par eux-mêmes des référents identitaires
qui doivent être considérés dans le jeu d’identités
individuelles, surtout parmi les individus isolés.
Mais si les tentatives d’assimilation ont
été infructueuses, la politique du laisser-faire
face à l’émigration et à la minorisation
progressive des Mapuche sur leur territoire historique a porté
ses fruits.
La conquête de l’Araucanie par le
Chili – commencée en 1852 et achevée en 1883
– obéit au moins autant à des raisons d’ordre
géopolitique qu’économique. Or, d’un
point de vue géopolitique, l’occupation de l’Araucanie
et la soumission de la population mapuche ne réglait qu’en
partie le problème, d’autant plus que, pour des raisons
idéologiques – l’" Araucan " ayant été
intégré dans la mythologie nationale chilienne –
le Chili s’interdisait toute solution radicale à
caractère génocidaire. Et ceci même si la
colonisation chilienne de l’Araucanie était une colonisation
de peuplement et non d’exploitation – autrement dit,
du point de vue économique le Chili avait besoin de la
terre et non pas de la population qui l’habitait.
Toutefois, la mise en valeur par le Chili des
territoires nouvellement conquis, avec l’installation de
colons, chiliens et étrangers, permettra, en même
temps, la minorisation progressive des Mapuche dans leur propre
pays, en attendant leur disparition par l’assimilation.
Ainsi, moins de 30 ans après la fin de la guerre de " pacification
" de l’Araucanie, la très officielle Commission centrale
du recensement, faisant preuve d’une vision géopolitique
d’une étonnante " modernité " pour l’époque,
pouvait écrire : " Même si la population indigène
de l’Araucanie ne paraît pas en voie d’extinction,
si sa fusion avec les autres éléments ethniques
ne s’est pas réalisée dans la proportion qui
aurait été souhaitable, en revanche, elle ne constitue
plus un ensemble compact, une nation avec ses "frontières"
définies, comme cela était le cas il y a un quart
de siècle. Les 101 118 Araucans vivent disséminés
parmi la population civilisée de six des plus riches provinces
du Chili. En jetant un rapide coup d’oeil au recensement
indigène, on verra que dans un département seulement,
celui d’Impérial, les Araucans composent la moitié
de la population et qu’il n’y a pas, dans toute la
République, la moindre portion de territoire qui soit exclusivement
peuplé par eux " (Comisión Central del Censo,
1912).
Plus tard, l’émigration, surtout
vers Santiago, ne fera qu’accentuer à son tour un
rapport de forces démographique de plus en plus défavorable
aux Mapuche. Aujourd’hui, non seulement la majorité
des Mapuche se trouve en dehors de son propre territoire, mais
en plus ils y seraient nettement minoritaires, puisqu’ils
ne représenteraient, si l’on se réfère
toujours au recensement de 1992, que 26 % de la population de
la région de l’Araucanie.
Cependant, l’Araucanie reste, malgré
tout, la région du pays dont le rapport de forces démographique
est le plus favorable aux Mapuche. La capitale régionale,
Temuko, est, avec 38 410 personnes auto-déclarées
mapuche, la commune ayant la plus importante population mapuche
de tout le Chili. De même pour les pourcentages de population
mapuche par commune, neuf des dix communes ayant la proportion
la plus importante se trouvent dans la Région de l’Araucanie,
dont les trois premières : Puerto Saavedra (63,71 %), Galvarino
(57,09 %) et Nueva Impérial (53,03 %). La quatrième,
San Juan de la Costa (50,77 %), même si elle ne se trouve
pas en Araucanie mais dans la région de Los Lagos, est
une commune rurale, située sur le territoire ancestral
mapuche, et non pas une commune urbaine avec une population mapuche
immigrée.
En revanche, dans aucun lieu de destination de
l’émigration, les Mapuche ne représentent
de pourcentages de la population équivalents à ceux
de l’Araucanie. Ceci est particulièrement notoire
dans la région métropolitaine dont, malgré
la concentration de 44,07 % de la population mapuche du pays,
les Mapuche ne représentent guère que 10,63 % de
la population. Les pourcentages de population mapuche par commune
y sont nettement plus modestes qu’en Araucanie, même
si, pour les communes ayant un pourcentage de population mapuche
le plus élevé, celui-ci n’est pas négligeable
: Lo Prado (15,41 %), San Ramón (14,66 %), Renca (14,61
%), Pedro Aguirre Cerda (14,21 %), La Pintana (14,16 %).
Enfin, les informations fournies par l’INE
ne font que confirmer, également, que la majorité
des Mapuche habite aujourd’hui dans des villes. Voila un
défi pour l’imagination des législateurs et
des planificateurs sociaux, qui ont toujours abordé la
problématique mapuche en tant que société
paysanne marginalisée. Un défi, surtout, pour le
mouvement mapuche dans son ensemble.
Ce dont il s’agit maintenant c’est
de reconnaître que la situation démographique des
Mapuche, ainsi que les problèmes politiques et sociaux
qui en découlent, sont la conséquence d’une
situation typiquement coloniale, qui ne sera pas résolue
tant que ne seront pas reconnus – et cautionnés par
un statut d’autonomie régionale du pays mapuche et
non pas par une loi indigène – les droits qui reviennent
aux Mapuche en tant que peuple. Cette nécessité,
peu considérée dans l’actualité, ne
deviendra que plus urgente au fur et à mesure que –
comme le démontrent certains indices de fécondité
– la proportion des Mapuche dans la population du Chili,
loin de diminuer, continue à augmenter.
Pedro
Marimán est membre du CEDM Liwen.