Évolution démographique et migrations

 

  Les données fournies par le recensement chilien de 1992 montrent que la population mapuche est beaucoup plus importante que les estimations avancées jusqu’à présent. En effet, 928 060 personnes, âgées de 14 ans et plus, ont déclaré " appartenir " à la culture mapuche, ce qui représente 9,6 % de l’ensemble de la population du Chili dans la tranche d’âge. Une projection au groupe d’âge de 13 ans et moins porterait le nombre total de Mapuche à 1 282 111 personnes.

Mais les résultats du recensement apportent également trois autres enseignements. En premier lieu, la majorité des Mapuche habite aujourd’hui dans les villes, puisque 58,75 % de la population se concentre dans l’agglomération de Santiago et dans les communes urbaines de Concepción, Talcahuano, Temuko, Valparaíso, Viña del Mar, Valdivia et Osorno. On constate ensuite que la diaspora est nettement majoritaire en comparaison de la population mapuche restée dans son pays historique, puisque 44,07 % des personnes qui se sont auto-identifiées comme Mapuche au recensement habitent la région métropolitaine (Santiago), contre seulement 15,49 % pour la région de l’Araucanie. Enfin, et surtout, les Mapuche sont minoritaires dans leur propre pays, puisqu’ils ne représenteraient que 26 % de la population de l’Araucanie (pourcentages calculés sur la base des chiffres de l’INE, institut national de statistiques de l’État chilien, 1993).

Malgré les critiques dont le recensement de 1992 peut faire l’objet, notamment par rapport à la question posée aux personnes recensées sur leur éventuelle " identification " à l’une des " cultures indigènes et, par conséquent, la mise en cause possible des données qui en découlent, il serait difficile de nier que les chiffres confirment l’existence d’une véritable " diaspora " mapuche. Par ailleurs, celle-ci n’est pas le résultat d’un phénomène récent, puisque les mécanismes qui expliquent les forts pourcentages d’exode rural et d’émigration régionale sont à l’oeuvre depuis plusieurs décennies.

 

Exode rural et émigration régionale

L’un des facteurs les plus importants est le manque de terres. La soi-disant économie de " subsistance " des réductions (1 ) a été en réalité une économie d’" auto-insuffisance ", c’est-à-dire une tentative pour se maintenir comme peuple, culture et société paysanne dans un cadre territorial extrêmement restreint. Dans les années 1960, la Corporation de la Réforme Agraire calculait qu’une famille paysanne, dans la province de Cautín, avait besoin de 50 hectares pour pouvoir compter sur un " revenu digne ". Or les familles mapuche avaient une moyenne de 9,2 hectares seulement. D’autres études arrivent aux mêmes résultats : la majorité des paysans mapuche avait entre 5 et 20 hectares de terres de mauvaise qualité et le produit de leurs récoltes ne leur permettait pas, en général, de couvrir leurs frais, de nourrir leurs familles ni de renouveler le cycle productif. Devant le manque de terres, les usurpations, la violence, les fraudes et les corridas de cerco (2), les communautés mapuche ont réagi en " expulsant " leurs jeunes qui se voient, depuis plusieurs décades déjà, forcés à chercher un travail rémunéré en dehors de la réduction, et, généralement, en dehors de la région.

Un autre élément important dans les processus d’exode rural et d’émigration régionale est le contexte socio-économique et l’impact des " reconversions " successives dans l’économie régionale. En effet, même s’ils avaient peu de terres, les Mapuche pouvaient éviter l’émigration tant qu’ils avaient la possibilité d’augmenter leurs revenus grâce au travail temporaire, ce qui leur permettait de se procurer ce qu’ils ne pouvaient pas produire. Ce revenu supplémentaire peut aider à maintenir la vie paysanne même lorsque le lopin ne fournit pas assez lui-même pour nourrir une famille. Cependant, les processus successifs de reconversion de l’agriculture chez les grands propriétaires fonciers régionaux – du blé à l’élevage ou à l’exploitation forestière – ont réduit les emplois saisonniers dans la région.

Des les années 60, la reconversion du blé en production laitière dans le secteur latifundiste de Cautín faisait diminuer le travail saisonnier dans la zone. Au cours de ces vingt dernières années, un ensemble de facteurs a accéléré la reconversion dans les grosses propriétés. En premier lieu, une politique néo-libérale des tarifs douaniers a eu pour effet de rendre moins rentable le secteur agricole traditionnel, lequel s’est trouvé dans l’incapacité de concourir avec les bas prix des produits importés. Cette situation de l’agriculture traditionnelle face au marché s’est aggravée vers la fin des années 70 et au début des années 80, comme conséquence de la surévaluation du peso, la forte hausse des taux d’intérêts et la crise économique qui en a résulté. Enfin, il faut prendre en compte le râle joué par le décret-loi 701 de 1974 (sur l’activité forestière) qui, par le biais des subventions et des bonifications, a stimulé les changements productifs.

La surface des cultures de blé a diminué de 17 % dans les provinces de Bío-Bío, de Malleco et de Cautín entre 1964 et 1976. En 1965, le pourcentage de terres appartenant aux propriétés paysannes était presque équivalente pour Malleco et Cautín; en 1976, Cautín, avec 58,2 %, avait un profil bien plus paysan que Malleco, avec seulement 40,1 %. Ces changements reflètent les différences de stratégie de survie des paysans mapuche. À Malleco, le secteur agricole a expérimenté davantage de transformations dans le type de production en raison de la grande usure des sols et de la proximité des usines forestières. Ces changements sont intervenus non seulement dans le secteur des grandes propriétés foncières mais aussi dans le secteur paysan.

 

Le vol des terres

À Cautín, ou généralement les sols sont moins usés, les petites propriétés ont un peu mieux supporté l’intensification de la production. L’augmentation de la production pour faire face à la baisse des prix est une tactique typique des petits producteurs, qui n’ont pas les capitaux pour investir dans un autre secteur et qui ne peuvent pas attendre de meilleurs prix. Dans le contexte de Malleco, cependant, cette tactique était hors de portée des paysans.

Finalement, une autre cause de l’exode rural est en rapport avec les conséquences directes de la radicación (3) sur la vie des Mapuche. La défaite militaire a signifié pour les Mapuche non seulement la perte de leur autonomie de décision sur leur présent et leur futur, mais aussi la spoliation des meilleures et de la plus grande partie de leurs terres. Or, la radicación n’a signifié ni la " paix " ni le respect des terres que l’État avait conservées pour les Mapuche à travers les Titres de Merced (4). Au contraire, la législation " indigène ", depuis ses débuts avec la Loi du 4 décembre 1866 (sur la fondation de villes dans le territoire des indigentes et l’expropriation de propriétés des ceux-ci) (5), a toujours visé – avec l’exception partielle des lois de 1972 et de 1993 – l’assimilation des Mapuche. Si dans un premier temps l’État procéda à la radicación, il a toujours été clair, dans l’esprit des législateurs, que l’existence des réductions n’était qu’une mesure transitoire. À partir de la Loi 4169 du 29 août 1927 (qui crée le tribunal spécial de division de communautés indigènes et réglemente les procédures), il s’agira de stimuler – voire d’imposer – la division des réductions ; en attendant la dispersion des Mapuche et leur dissolution en tant que groupe cohérent et conscient de soi.

Aussi, le décret-loi 2 568 du 29 mars 1979 de la dictature militaire n’est pas, à vrai dire, une exception. Le but principal de cette législation était la disparition des reductions, moyennant l’octroi aux paysans mapuche d’un titre de propriété individuelle sur leur lopin de terre. Or, si le décret-loi établissait que les nouveaux propriétaires individuels ne pouvaient pas vendre leur terre avant vingt ans, ils pouvaient, en revanche, la louer en bail emphytéotique. Avec le développement du tourisme dans la région, les paysans mapuche perdront, en quelques années, une bonne partie des terres situées aux bords de lacs, cédées en général à un prix un peu plus élevé que leur valeur agricole, mais largement inférieur à leur valeur immobilière.

La pression sur les Mapuche n’agissait pas seulement à travers les voies institutionnelles ou légales, mais aussi à travers le harcèlement physique, la fraude et l’usurpation par les grands propriétaires terriens et colons chiliens. Le diagnostic fait par le CIDA (Comité interaméricain de développement agricole, 1966) au début de la réforme agraire enregistrait 1 433 hectares usurpés rien que dans six reductions de la province d’Arauco. Certains litiges concernant des usurpations de terres sont restés bloqués dans les tribunaux pour Indiens jusqu’aux années 80. Les pertes de terres continuaient (et continuent certainement aujourd’hui), alors que les voies légales étaient inefficaces pour régler les conflits. En même temps, la pression démographique à l’intérieur des communautés rendait chaque jour moins viable l’économie des reductions et donc l’émigration plus probable.

La population recensée dans les reductions et les communautés de la région de l’Araucanie n’a pas beaucoup varié au fil de différents recensements: 1907 : 101 118 ; 1920 : 105 000 ; 1940 : 115 880 ; 1952 : 130 547 ; 1960 : 138 894 ; 1992 : 135 21. Même si ces chiffres peuvent être sujets à caution (6), il est clair qu’une limite démographique a été certainement atteinte dans les années 40. Par ailleurs, de nombreux auteurs récupéraient, pour leurs études, les statistiques de la DASIN, dont le recensement de la population mapuche rurale entre les provinces d’Arauco et Llanquihue donnait un total de 322 916 personnes en 1963. Le rapport CIDA, néanmoins, soulignait que les chiffres de la DASIN étaient des " approximations " sur la population des reductions, avec ou sans Titre de Merced, et non pas sur la population mapuche dans sa totalité.

Or, si les chiffres paraissaient montrer une stagnation effective de la population rurale, on ne pouvait en déduire pour autant que la population mapuche en tant que telle déclinait. Plusieurs études enregistrent une très forte émigration. Le CIDA, en 1966, qualifiait le taux d’émigration dans les reductions étudiées d’" élevé " (25 %), notant, dans certains cas, une absence totale ou quasiment totale des femmes et des enfants. Une étude de PICORA à Chol-Chol pendant la même décennie estimait l’émigration à 16 %. Des études plus récentes confirment ces données. Il existe, depuis une cinquantaine d’années, un flux constant et important à émigration définitive, surtout vers Santiago. Avec le boom de la production fruitière et du secteur forestier, la zone centrale et, dans une moindre mesure, les provinces de Concepción, d’Arauco et l’Argentine, ont reçu une quantité significative d’immigrants, sans que Santiago perde sa place de principal centre d’accueil.

 

Auto-identification et filiation ethnique

Un élément clef pour la quantification de la population mapuche est – sans doute – sa propre auto-identification. L’une des questions du recensement avait pour but d’identifier et, par conséquent, de quantifier un secteur des " Chiliens " qui " s’auto-identifient à " l’une des " cultures " indigènes (7). Une supra-identité, commune à tous, était explicitée dans l’intitulé de la question : tous les habitants étaient, avant tout, des Chiliens. L’option était l’adhésion volontaire à une culture indigène et non pas celle de faire partie – de façon active – d’une culture indigène. Le résultat était prévisible : nombre de Chiliens, sans avoir d’origines ethniques mapuche, ont réagi en s’identifiant aux Mapuche; en contrepartie, on peut supposer que de nombreux Mapuche ont refusé de se reconnaître en tant que Mapuche et, par conséquent, se sont identifiés aux Chiliens.

Si la présence de population mapuche dans toutes les régions du pays peut être acceptée sans trop de réserves, le fait que 13 Mapuche aient été comptabilisés dans les bases chiliennes de l’Antarctique n’est pas sans soulever au moins une question : est-ce la volonté de s’identifier aux Mapuche qui a joué, ce qui est différent de s’identifier comme Mapuche ?

La réponse semble évidente. Doit-on pour autant remettre en cause les résultats du recensement ou, du moins, reconnaître l’existence de distorsions ? Certaines communes situées dans les extrêmes du pays et marginales par rapport à leurs propres centres régionaux – telles que Tierra Amarilla, dans la Région d’Antofagasta - enregistrent une population mapuche bien qu’elles n’aient jamais constitué une destination pour l’émigration, même par le passé. Par contre, le poids de la population mapuche de la Région de l’Araucanie (26% de la population régionale, 15,49% de la population mapuche du pays) nous semble trop faible. Les extrêmes du continuum de l’auto-identification – ceux qui se sont identifiés avec et ceux qui se sont niés comme – sont-ils mutuellement compensables ?

 

Nom de famille et identification mapuche

Quoi qu’il en soit, il semble pertinent de se demander si ce seul critère de l’auto-identification suffit pour quantifier la population mapuche. Certes, les Mapuche possèdent un fort sentiment d’identité ethnique, ce qui nous autorise à penser que la grande majorité s’est reconnue, au recensement, comme tel. Par contre, n’importe quel Chilien peut-il, parce qu’il s’identifie à la culture mapuche – ce qui peut être, au demeurant, fort légitime – être considéré comme Mapuche ? On peut donc penser qu’un deuxième élément doit être pris en considération pour quantifier la population mapuche : la filiation ethnique à partir du patronyme.

En effet, le " patronyme " mapuche est devenu l’élément d’identification ethnique par excellence. Ceci est valable aussi bien dans la relation entre les Mapuche eux-mêmes qu’entre Mapuche et Chiliens (8). Ce n’est pas un hasard, par ailleurs, si pour les Mapuche qui ont décidé de rejeter leur filiation ethnique en vue d’une assimilation totale aux Chiliens, le pas décisif est le remplacement de leur patronyme mapuche par un autre d’origine hispanique. En effet, les Mapuche peuvent " bénéficier " d’une loi de 1970 permettant le changement des patronymes, lorsqu’ils sont " ridicules, risibles, ou […] portent atteinte moralement ou matériellement ". Il est possible également, et " sans préjudice des dispositions précédentes " – précise la loi – de demander le changement des patronymes lorsqu’ils " ne sont pas d’origine espagnole " ou encore " si la prononciation ou l’écriture sont manifestement difficiles dans un milieu de langue castillane " (9). Disparaît ainsi le dernier élément culturel qui indique une origine différente de celle du groupe auquel on souhaite s’assimiler.

La prise en compte du patronyme comme critère pour établir la filiation mapuche trouve des adeptes et des détracteurs. Parmi ces derniers, l’argument le plus courant est que, bien que le patronyme constitue un indicateur de l’origine ethnique, il ne prouve pas, en revanche, l’identification avec le groupe, ni l’utilisation d’un ensemble d’éléments culturels considérés comme propres au groupe d’origine. En effet, un Mapuche porte et transmet son patronyme indépendamment de la connaissance et de l’usage des éléments culturels actuellement sous contrôlé mapuche. Mais il faut souligner que la population mapuche est insérée dans un cadre de relations ethniques de domination/sujétion (de colonialisme interne, pour être plus précis) qui a provoqué des bouleversements profonds, des modifications et des actualisations de sa culture. Si acculturation il y a, elle est le résultat du style des relations inter-ethniques au Chili, qui sont – bien entendu – indépendants de la volonté individuelle et collective des Mapuche.

Le recours au patronyme nous semble d’autant plus pertinent que, lors de la conquête de l’Araucanie, les autorités chiliennes n’ont pas considéré nécessaire – contrairement à ce qui était la pratique espagnole – de " christianiser " la population vaincue en lui imposant le port de patronymes hispaniques. Il n’y a pas eu non plus, comme aux États-Unis, de traduction des noms. De ce fait, la plupart des Mapuche garderont alors un " patronyme " mapuche dont usage a été impose, certes, par l’État chilien, en remplacement de la filiation clanique, mais qui n’en demeure pas moins un trait culturel d’auto-identification, celui-ci ayant contribué – peut-être de façon décisive dans le cadre d’une acculturation progressive – à la préservation et à la reproduction d’une identité mapuche.

Par ailleurs, le patronyme est peut-être l’un des rares éléments culturels qui n’a pas souffert de modifications depuis le siècle passé. En vérité, dans la plupart des cas, celui-ci est une reproduction plus ou moins exacte – selon les difficultés rencontrées pour la transcription dans l’orthographe castillane ou la compétence ou le bon vouloir du fonctionnaire du registre civil chargé de la tache – du nom mapuche d’avant la conquête chilienne, composé de ce que l’on pourrait appeler un prénom et du nom de la lignée de chaque individu. Au moment de la défaite, c’est ce nom mapuche qui est devenu le " patronyme ", lequel sera transmis par la suite par le père en accord avec le code chilien de transmission du nom de famille. On pourrait alors considérer comme Mapuche les individus qui – tout en s’auto-identifiant eux-mêmes comme Mapuche – conservent un ou deux patronymes mapuche ; dans un sens plus large, les descendants des Mapuche qui, en raison des modalités de transmission du nom de famille au Chili, n’ont pas conservé de patronymes mapuche, mais qui s’auto-identifient volontairement comme Mapuche. Finalement, il faut inclure également les Mapuche qui portent des patronymes hispaniques depuis le siècle dernier : Contreras, Sandoval, Morales, Avendaño, etc.

 

Pays mapuche et diaspora

Le recensement confirme que si les tentatives assimilatrices de l’État ont été permanentes, les résultats n’ont été nullement concluants. La preuve la plus éclatante est que presqu’un million de personnes ont déclaré – volontairement – " appartenir " à la culture mapuche.

Évidemment, l’auto-identification ne permet pas d’apprécier les degrés d’acculturation des individus, spécialement parmi ceux qui habitent les villes, mais elle nous permet de penser qu’un minimum de culture autonome est encore contrôlée par eux, ce qui permettrait de soutenir leur identité et de la différencier de celle des autres. Le poids démographique et la vitalité culturelle des Mapuche – appréciée comme un phénomène actuel et non seulement du passé – sont par eux-mêmes des référents identitaires qui doivent être considérés dans le jeu d’identités individuelles, surtout parmi les individus isolés.

Mais si les tentatives d’assimilation ont été infructueuses, la politique du laisser-faire face à l’émigration et à la minorisation progressive des Mapuche sur leur territoire historique a porté ses fruits.

La conquête de l’Araucanie par le Chili – commencée en 1852 et achevée en 1883 – obéit au moins autant à des raisons d’ordre géopolitique qu’économique. Or, d’un point de vue géopolitique, l’occupation de l’Araucanie et la soumission de la population mapuche ne réglait qu’en partie le problème, d’autant plus que, pour des raisons idéologiques – l’" Araucan " ayant été intégré dans la mythologie nationale chilienne – le Chili s’interdisait toute solution radicale à caractère génocidaire. Et ceci même si la colonisation chilienne de l’Araucanie était une colonisation de peuplement et non d’exploitation – autrement dit, du point de vue économique le Chili avait besoin de la terre et non pas de la population qui l’habitait.

Toutefois, la mise en valeur par le Chili des territoires nouvellement conquis, avec l’installation de colons, chiliens et étrangers, permettra, en même temps, la minorisation progressive des Mapuche dans leur propre pays, en attendant leur disparition par l’assimilation. Ainsi, moins de 30 ans après la fin de la guerre de " pacification " de l’Araucanie, la très officielle Commission centrale du recensement, faisant preuve d’une vision géopolitique d’une étonnante " modernité " pour l’époque, pouvait écrire : " Même si la population indigène de l’Araucanie ne paraît pas en voie d’extinction, si sa fusion avec les autres éléments ethniques ne s’est pas réalisée dans la proportion qui aurait été souhaitable, en revanche, elle ne constitue plus un ensemble compact, une nation avec ses "frontières" définies, comme cela était le cas il y a un quart de siècle. Les 101 118 Araucans vivent disséminés parmi la population civilisée de six des plus riches provinces du Chili. En jetant un rapide coup d’oeil au recensement indigène, on verra que dans un département seulement, celui d’Impérial, les Araucans composent la moitié de la population et qu’il n’y a pas, dans toute la République, la moindre portion de territoire qui soit exclusivement peuplé par eux " (Comisión Central del Censo, 1912).

Plus tard, l’émigration, surtout vers Santiago, ne fera qu’accentuer à son tour un rapport de forces démographique de plus en plus défavorable aux Mapuche. Aujourd’hui, non seulement la majorité des Mapuche se trouve en dehors de son propre territoire, mais en plus ils y seraient nettement minoritaires, puisqu’ils ne représenteraient, si l’on se réfère toujours au recensement de 1992, que 26 % de la population de la région de l’Araucanie.

Cependant, l’Araucanie reste, malgré tout, la région du pays dont le rapport de forces démographique est le plus favorable aux Mapuche. La capitale régionale, Temuko, est, avec 38 410 personnes auto-déclarées mapuche, la commune ayant la plus importante population mapuche de tout le Chili. De même pour les pourcentages de population mapuche par commune, neuf des dix communes ayant la proportion la plus importante se trouvent dans la Région de l’Araucanie, dont les trois premières : Puerto Saavedra (63,71 %), Galvarino (57,09 %) et Nueva Impérial (53,03 %). La quatrième, San Juan de la Costa (50,77 %), même si elle ne se trouve pas en Araucanie mais dans la région de Los Lagos, est une commune rurale, située sur le territoire ancestral mapuche, et non pas une commune urbaine avec une population mapuche immigrée.

En revanche, dans aucun lieu de destination de l’émigration, les Mapuche ne représentent de pourcentages de la population équivalents à ceux de l’Araucanie. Ceci est particulièrement notoire dans la région métropolitaine dont, malgré la concentration de 44,07 % de la population mapuche du pays, les Mapuche ne représentent guère que 10,63 % de la population. Les pourcentages de population mapuche par commune y sont nettement plus modestes qu’en Araucanie, même si, pour les communes ayant un pourcentage de population mapuche le plus élevé, celui-ci n’est pas négligeable : Lo Prado (15,41 %), San Ramón (14,66 %), Renca (14,61 %), Pedro Aguirre Cerda (14,21 %), La Pintana (14,16 %).

Enfin, les informations fournies par l’INE ne font que confirmer, également, que la majorité des Mapuche habite aujourd’hui dans des villes. Voila un défi pour l’imagination des législateurs et des planificateurs sociaux, qui ont toujours abordé la problématique mapuche en tant que société paysanne marginalisée. Un défi, surtout, pour le mouvement mapuche dans son ensemble.

Ce dont il s’agit maintenant c’est de reconnaître que la situation démographique des Mapuche, ainsi que les problèmes politiques et sociaux qui en découlent, sont la conséquence d’une situation typiquement coloniale, qui ne sera pas résolue tant que ne seront pas reconnus – et cautionnés par un statut d’autonomie régionale du pays mapuche et non pas par une loi indigène – les droits qui reviennent aux Mapuche en tant que peuple. Cette nécessité, peu considérée dans l’actualité, ne deviendra que plus urgente au fur et à mesure que – comme le démontrent certains indices de fécondité – la proportion des Mapuche dans la population du Chili, loin de diminuer, continue à augmenter.

 

Pedro Marimán est membre du CEDM Liwen.

 


 

1. Sortes de petites réserves créées par l’État au fur et à mesure de l’avance de la conquête de l’Araucanie, pouvant aller de quelques dizaines à plusieurs milliers d’hectares dans les zones montagneuses et forestières (NdT).

2. Déplacement des enclos par les propriétaires terriens ou paysans chiliens, par lesquels ils grignotent les terres des communautés mapuche (NdT).

3. Processus d’installation dé la population mapuche dans les reductions (NdT).

4. Le Titre de Merced était un titre de propriété collective sur la terre de la réduction, donné par l’État au chef de famille ou au chef de plusieurs familles au moment de la radicación (NdT).

5. D’autres lois et décrets concernant les populations indigènes avaient été promulgués avant cette loi, notamment la loi du 2 juillet 1852 créant la province d’Arauco, mais leur application était resté, bien sur, purement théorique.

6. A. Saavedra signale que " dans de nombreux cas on ne visite pas les maisons, mais on appelle les habitants à venir s’enregistrer " (1971 ).

7. " Si vous êtes Chilien, vous considérez-vous comme appartenant à l’une de cultures suivantes ? 1. Mapuche; 2. Aymara; 3. Rapa Nui, 4. Aucune des précédentes ".

8. Un intéressant travail de Viviana Delgado et Odalie Moscoso permet d’apprécier l’importance du patronyme comme lien d’identité parmi des jeunes filles mapuche élevés du secondaire à Temuko (1992).

9. Ley nº 17.344 - " Autorisa el cambio de nombres y apellidos en los casos que indica. Modifica ley nº 4 808, sobre Registro Civil ", in : Diario Oficial, 22 septiembre 1970, Santiago de Chile.

    

Bibliographie citée

Comisión Central del Censo (Chile) 1912. – " Población indígena según el Censo de 1907 ". - In : Comisión Parlamentaria de Colonización (ed.). - Informe, Proyectos de Ley, Actas de Sesiones y otros antecedentes. - Santiago de Chile : Universo, 1912, p. 201-204. - Tomada de la Memoria de la Comisión Central del Censo, p. xxi y sig.

Comité Interamericano de Desarrollo Agrícola (CIDA) 1966. – Chile : Tenencia de la tierra y desarrollo socio-económico del sector agrícola. - Santiago de Chile, 1966.

Delgado, Viviana & Odalie Moscoso 1992. – Una aproximación a la comprensión de la identidad étnica a través del trabajo grupal con estudiantes mapuche secundarias. - Tesis para optar al título de Psicólogo. - Temuko : Universidad de la Frontera, 1993.

Instituto Nacional de Estadísticas (INE) 1993. – Resultados oficiales : Censo de población 1992. - Santiago de Chile, 1993.

Saavedra, Alejandro 1971. – La cuestión mapuche. - Santiago de Chile : ICIRA, 1971, 214 p.

 

Sources : Éd. originale : Marimán, Pedro 1995. – " Évolution démographique et migrations ". - In : " Identités mapuche au présent ", Nitassinan, nº 42, Paris, octobre-décembre 1995, p. 10-15.