La révolte mapuche, un conflit annoncé
 Adolfo Schartau

" Marichiwew ! Marichiwew ! " L’ancien cri de guerre mapuche résonne à nouveau en Arauco. Le conflit des communautés indiennes mapuches se répand comme une traînée de poudre dans les VIIIe et IXe régions du Chili. Collipulli, Lumaco, Los Sauces, Carahue, Imperial, Puerto Saavedra, Milipulco, Santa Rosa de Colpi, Ralco… La liste est longue et continue à s’allonger. Les Mapuches se battent sur deux fronts en ce moment au Chili : d’une part pour la revendication de leurs terres usurpées par les entreprises forestières et par des particuliers, et d’autre part contre les " mégaprojets " des entreprises transnationales, en particulier celui d’Endesa à Ralco dans le haut Bío-Bío, multinationale dont le principal actionnaire est Endesa-Espagne (1).

En octobre 1997, les communautés mapuches de Pilil Mapu et de Pichi Loncoyan dans la commune de Lumaco, de Huelle Bajo et de Lleu Lleu en Contulmo et Cañete, entamèrent une occupation pacifique de terrains en revendiquant 80 000 hectares des terrains usurpés. Au total, les communautés mapuches revendiquent à l’heure actuelle 400 000 hectares de terres. Le 12 octobre, les communautés décident de paralyser les activités de l’entreprise forestière Arauco et, le 14 octobre 1997, la police intervient brutalement. L’occupation se solde par plus de quarante arrestations et plusieurs blessés, et l’expulsion des communautés. Depuis, tout au long de l’année 1998, les conflits se sont succédés et la situation n’a cessé de se dégrader. La solution proposée par les autorités locales avec le soutien financier des entreprises fut la relocalisation des populations indigènes sur un territoire périphérique plus proche. Ce transfert humain devrait non seulement être une solution au conflit mais permettre que les entreprises forestières disposent d’une main d’œuvre bon marché à portée de la main.

Les conflits actuels trouvent leur origine à l’époque de la dictature. En effet, tout le processus mené par Allende pour distribuer de la terre aux Indiens a été stoppé par le régime de Pinochet. Les terres collectives occupées historiquement par les communautés mapuches furent divisées en domaines individuels et les terres dont les titres de propriété n’étaient pas encore légalisés ont été récupérées par l’État et revendues à des particuliers et à des entreprises, notamment forestières. Depuis, l’exploitation intensive et la transnationalisation de l’économie de la région ne se sont pas arrêtées mettant en péril la survie culturelle des populations indiennes. Les entreprises forestières installées dans la VIIIe région du Bío-Bío (région qui comprend la Cordillère des Andes, la Cordillère de la Côte et des plaines, soit environ 37 000 km2) occupent une superficie de 1 300 000 hectares de bois artificiel. Le bois naturel qui occupait une superficie de 400 000 hectares se trouve pratiquement épuisé, il ne survit que dans les petits espaces mapuches.

Depuis le début des occupations des terres par les familles mapuches, les entreprises forestières ont riposté en harcelant les populations autochtones. D’abord, par des " mesures légères ", c’est-à-dire des annonces verbales les invitant à quitter les lieux, ou par des menaces d’expulsion, et ensuite en passant à l’acte: en encerclant purement et simplement les terres occupées par les familles indiennes avec des barbelés, et en reboisant autour des maisons mapuches. Les personnes retrouvées dans les terrains ainsi encerclés, étaient arrêtées et les animaux tout simplement éliminés. Certaines entreprises, comme la forestière Mininco, ont fait protéger ces chantiers par des brigades civiles armées. La première action de ces groupes paramilitaires fut l’intimidation des Indiens par l’emploi des armes blanches.

 

La contamination de l’environnement

Hormis la spoliation des terres indigènes, les exploitations forestières et le développement des projets transnationaux provoquent des problèmes de pollution ou de déstructuration de l’environnement. Un des principaux problèmes écologiques provoqués par les usines de cellulose et les plantations de forêts artificielles est la contamination des sols, des fleuves, de la mer et de l’air. On a constaté la pollution importante des plages à proximité de Concepción, produite par des résidus liquides et des déchets des usines de cellulose. On a aussi constaté la pollution marine des baies de Concepción, Coliumo et du Golfe d’Arauco, la pollution chimique des fleuves, principalement du Bío-Bío et finalement l’intoxication des populations mapuches, et des maladies produites par les campagnes de fumigations, des plantations qui entourent les communautés. Plus grave encore pour l’environnement et pour les communautés mapuches, seront les conséquences de la construction par Endesa du barrage hydroélectrique de Ralco sur le fleuve Bio-Bio (le fleuve le plus long du Chili, à 640 km au sud de Santiago). Les personnes affectées sont des familles pehuenches (faisant partie du peuple mapuche) habitant aux pieds de la Cordillère des Andes.

Près de 600 hectares de leur territoire, incluant leurs maisons et cimetières, resteront sous les eaux lorsque Ralco fonctionnera. Il est vrai, la plupart des familles ont accepté d’être relocalisées sur des terrains proposés par Endesa, cependant quelques familles refusent de déménager, car elles ne veulent pas quitter ces terres qu’elles appellent leurs terres ancestrales. Ce déplacement, même si le nombre de personnes affectées est limité, implique la disparition totale du mode de vie ancestral des Mapuches et des Pehuenches, car les trois zones de réimplantation proposées ne remplissent pas les conditions de survie économique et culturelle de cette population. Il faut savoir que les Pehuenches ont organisé leur mode de vie rural autour de deux niveaux d’exploitation: en hiver dans une zone supérieure à 600 m d’altitude, et en été dans une zone au-dessous de 1 000 m d’altitude. Or aucune des zones proposées ne favorise l’élevage pratiqué par les Pehuenches, ni les récoltes de pignons dont les Pehuenches tirent une partie importante de leurs ressources de subsistance. Toutes les zones proposées impliquent donc de profondes modifications dans la pratique de l’élevage (reconstitution des fourrages).

 

La passivité du gouvernement

Bien que le gouvernement chilien ait été informé, au moins depuis la fin de 1997, du mécontentement des communautés mapuches et qu’il ait su que ce mouvement allait en se développant et en se radicalisant, il n’a pas pris les mesures pertinentes. Au contraire le gouvernement s’est laissé aller à un " aisser-faire " administratif en déléguant aux fonctionnaires locaux le conflit. Aujourd’hui la situation les a débordé, tant d’un point de vue administratif que d’un point de vue géographique. Par exemple le préfet de la IXe région, Oscar Eltit, se voyant dépassé par les événements, a fait appliquer l’ancienne loi de Pinochet de sécurité intérieure de l’État à douze Mapuches présumés être impliqués dans l’incendie de deux camions de l’entreprise forestière de Pidenco. Eltit, lors d’un discours dans un gymnase qui défendait les mégaprojets de développement des entreprises forestières, s’est adressé aux Mapuches dans ces termes: " La pauvreté n’est pas dans le manque, mais plutôt dans l’impossibilité de se rendre compte des vrais chemins que prend le développement ". Une grande partie des fonctionnaires des administrations territoriales, des juges d’instruction, des gouverneurs ont pris partie pour les entreprises forestières et pour les transnationales qui agissent dans la région. Au début, les déclarations officielles dénonçaient l’ingérence " d’éléments extérieurs " au sein des Mapuches – des militants d’extrême gauche, des écologistes et des ONG internationales – mais l’attitude exprimée par la plupart des communautés indiennes, souvent hostiles à toute tentative de récupération de leur mouvement, a ôté tout caractère sérieux à cet argument.

L’opinion publique chilienne, devant ces faits s’interroge sur l’attitude du gouvernement qui semble laisser les acteurs en conflit résoudre tout seuls le différend. La mission spéciale de la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme (FIDH) en mars 1998 s’inquiète à ce sujet de cette passivité du gouvernement central chilien qui laisse à une société privée, en l’occurrence Endesa, le soin de négocier avec les familles pehuenches, souvent illettrées, vivant dans une grande précarité et ne disposant ni d’une assistance technique ni d’une aide juridique. Le rapport de la FIDH dit que " le gouvernement chilien se déleste de ses responsabilités en tant qu’État-nation " à l’égard du peuple autochtone. En effet en ce qui concerne le projet de barrage Ralco, Endesa a choisi délibérément de rencontrer chaque famille séparément, pour la convaincre de l’intérêt de son déplacement.

Ces événements posent la question de savoir si l’État chilien est en mesure d’assumer ses obligations à l’égard d’une population faisant partie de la nation, et dans ce sens de respecter et de faire respecter la légalité qu’il s’est donnée, notamment en ce qui concerne la loi indigène promulguée par le gouvernement démocratique de Patricio Aylwin, qui signale que les terres indiennes sont inaliénables et que si un habitant indigène du secteur refuse d’abandonner sa terre, il ne pourra y être forcé. En effet ce silence gouvernemental peut s’expliquer entre autres par une ambiguïté existante au niveau légal. Deux normes légales chiliennes s’opposent: d’un côté la loi générale des services d’électricité et de l’autre la loi indigène d’octobre 1993. Le député de la Concertation au pouvoir, Juan Pablo Letelier; considère de porter le conflit devant les tribunaux, car la décision des tribunaux pourrait consacrer la prééminence de la loi concernant l’énergie et le développement du pays et le bien commun sur la loi indigène. C’est ce qui s’est passé précédemment devant la Cour d’appel de Concepción pour la construction de la centrale de Pangue. Ces événements confirment également qu’il est nécessaire d’introduire des modifications de fond dans la manière actuelle de l’État chilien de traiter les populations autochtones, c’est du moins l’opinion d’une bonne partie de l’opinion chilienne, toutes tendances confondues.

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Notes.

    1. Endesa prévoit la construction d’un barrage de 155 mètres de haut et d’une capacité de 1 222 millions de mètres cubes qui devrait inonder 3 395 hectares pour satisfaire 10% des besoins du Chili à partir de l’an 2002.

Éd. originale : Schartau, Adolfo 1999. – " La révolte mapuche, un conflit annoncé ". - In : " La question mapuche ", Espaces Latinos, nš 164, Lyon, avril 1999, p. 22-23.