Penser
l’identité des Mapuches, peuple autochtone du Chili, exige d’interroger
les deux termes du binôme «identité indienne». J’analyserai, pour
ce faire deux perspectives : l’identité indienne pensée du
point de l’Etat, et l’identité indienne pensée du point des Mapuches,
m’attardant plus longuement sur la seconde qui part du discours
indien1 que j’ai recueilli lors de terrains
menés pendant près de vingt ans, à la campagne et à la ville.
A
- L’identité indienne pensée à partir de l’Etat
Contexte
théorique
Le
discours étatique sur les Mapuches va s’appuyer sur quelques postulats
répandus dans les années soixante2 qui auront la vie longue. Pendant
longtemps la catégorie de «paysan» va absenté celle d’»indien».
Dans une perspective marxiste mécaniste, «Indien» ne peut exister
sans être référé aux conditions matérielles d’existence, au mode
de production ; or ces critères une fois interrogés clament
la disparition de l’indien au profit de catégories socio-professionnelles
ou de classes3. De même, tout phénomène subjectif,
identitaire devant être renvoyé à la base objective dont il est
sensé être le reflet, est ainsi invalidé, où encore pensé comme
réactif, inférée, dépendant de la vision de l’autre, de l’idéologie
dominante, inféodé à une source externe.
Dans
les années 70, cette logique sera poussée à son comble. A l’heure
où se donne sur l’ensemble du continent ce que l’on appellera
le «réveil indien» -c’est-à-dire des mouvements qui mettent
en avant leur identité ethnique -, des auteurs4 s’attacheront à montrer ce que cette
identité revendiquée - sans base objective - par conséquent
«illégitime» - a d’illusoire et d’aliénant, création du colonisateur
ne servant qu’à mieux exploiter ceux qui la revendiquent5.
Or,
cette perspective qui se refuse à considérer l’existence d’une
singularité autochtone s’effondre en grande partie à l’heure où
la «dialectique de l’objectif et du subjectif» sera abandonnée
au profit d’analyses communautaristes6 où le terme «ethnique» va s’appliquer
indistinctement aux femmes, aux noirs, et donc également aux «indiens»,
et que s’affirment sur les scènes nationales et internationales
des mouvements autochtones.
On
comprendra dans cette logique, qu’en partant de l’économie, du
mode de production, de l’organisation sociale, de la vie matérielle
des Mapuches, groupe autochtone connu très tôt pour son «acculturation»7, la singularité mapuche8 avait peu de chance d’être reconnue
par les démarches que je viens de présenter. Ajoutons à ces démarches
une particularité nationale : à la fin du XIXème siècle,
l’Etat chilien met un terme militaire à l’indépendance d’un territoire
resté mapuche9 et inconquis pendant plus de trois
siècles. Un discours officiel – que j’ai nommé «déni d’existence» -
va s’élaborer à l’égard des Mapuches dans la deuxième partie du
XIXème siècle et durer jusqu’en 1992. En effet, au siècle passé,
le Chili, qui se veut blanc, décide d’offrir aux migrants européens
le territoire mapuche présenté comme étant vide10. Le thème du «territoire vide»
préfigure la thèse d’un pays «vide» d’autochtones. Au XXème siècle,
il sera très courant, en effet, d’entendre au Chili jusqu’en 1992,
que n’ont survécu aux combats du passé, qu’une poignée de Mapuches
à l’identité honteuse, inavouable du fait du fort racisme qui
sévit au Chili. Ce déni d’existence constitue une forme nouvelle,
originale, d’oppression qui agit subtilement au niveau des formes
de conscience, construisant une représentation nationale chilienne
de laquelle les Mapuches contemporains, condamnés à une mort symbolique,
sont exclus.
En
1992, Le Chili découvre sa composante indienne, lors d’un recensement
qui intègre la question de l’auto identification11 : les Mapuches sont nombreux,
près d’un million d’individus ; et fait encore plus
surprenant : 80% d’entre eux sont urbains. Les thèses de
la disparition démographique ou de l’adéquation «indiens = paysans»
ont vécu. Les années 90 placent la question indienne au niveau
continental dans une ère nouvelle. Au Chili, le recensement de
1992 marque une césure ; au Mexique, le soulèvement armé
de l’EZLN du 1er Janvier 1994, qui conjoint question
indienne et question nationale, en marque une autre.
B –
L’auto identification mapuche
Je
présenterai, à la suite, une synthèse d’analyses qui s’adossent
à des enquêtes de terrain avec passation d’entretiens que j’ai
réalisées à partir du milieu des années 80 jusqu’à nos jours,
et qui témoignaient, à ses débuts, d’une volonté de prendre en
compte l’auto identification mapuche que nos interlocuteurs revendiquaient,
et de partir de là pour l’investir et tenter d’en comprendre la
pertinence interne, en dépit des limitations évoquées plus haut.
A partir de ce corpus renouvelé, j’ai pu saisir le phénomène identitaire
dans sa dynamique, son évolution ; les discours recueillis,
originaux, indépendants, n’étant ni statiques, ni intemporels.
Précisons que nos interlocuteurs étaient le plus souvent non organisés ;
ce choix était motivé par le souci de recueillir un discours dont
la source était interne à la pensée de nos interlocuteurs.
Les
Mapuches se voient nombreux et impérissables ; nés de la
terre et avec la terre, ils ne peuvent disparaître qu’avec elle.
Los
Mapuches estuvieron en los primeros tiempos como un árbol.
Ser
mapuche es una herencia. Dios mismo creó la tierra y la dio
a nuestra nación. Son los dueños de la tierra. (...) No van
a terminar mientras no termine el mundo.
Ser
mapuche significa el brote de la tierra, los indígenas nacieron
como el brote de la tierra. Ser mapuche para mí significa ser
un hombre nativo de la tierra.
Yo
me siento mapuche hasta el fondo de mis huesos. Yo soy un mapuche
neto. Yo nací de la tierra, de ahí sacamos comida, hijos. Todos
venimos de la tierra. La tierra de nosotros es la verdadera
madre y padre de nosotros.
Nous
voyons, là, l’importance du caractère autochtone que les Mapuches
savent avoir en commun avec les autochtones de tout le continent,
que du reste ils nomment «mapuches». Cependant, si l’on peut penser
que le lien à la terre appartient à une cosmogonie mapuche ancienne,
l’arrivée des Espagnols va apporter au caractère autochtone une
dimension fondatrice, et ajouter à l’»autochtonie» des critères
propres aux Mapuches du Chili. Une importance toute particulière
sera alors donnée à «l’antériorité», à l’ordre d’arrivée («primer
habitante», «después») et au lieu d’origine ; les Mapuches
devenant le paradigme du non migrant12, comme nous pouvons le voir dans
les citations suivantes.
Nuestros
padres y abuelos siempre contaron que los Mapuches fueron los
primeros en la tierra de Chile.
Algunos
dicen que se sienten orgullosos de ser mapuches porque son los
nativos, los primeros habitantes.
Nosotros
vinimos a pisar esta tierra cuando hubo el mundo. los Huincas13 vinieron después.
La
raza nuestra son los nativos, los primeros habitantes, los Huincas
llegaron después. Los Mapuches siempre fueron de acá.
Nuestra
raza no vino de otra parte, no vino del extranjero, es de aquí.
Los
no Mapuches son los chilenos españoles. Los verdaderos Chilenos
son los Mapuches. (¿ Ellos nos son chilenos ?):
son españoles, de otro país. Pedro de Valdivia14 era español, él vino a dejar la
raza que existió después.
L’identification
des Mapuches a évolué dans le temps. Si l’on on en croit les récits
des chroniqueurs espagnols du XVIème siècle, les Mapuches se nommaient
«che» («les gens») ou «reche» («les gens véritables») ;
ce n’est que plus tardivement, au XIXème siècle, que serait apparue
l’identification actuelle, «gens de la terre» («mapu» «che») 15, au moment peut-être où la relation
au territoire se voit plus sérieusement menacée. De même, le rapport
des Mapuches à la question de l’identification chilienne s’est
transformé. On passe du rejet de l’identification chilienne, -les
identifications mapuches et chiliennes sont jugées incompatibles,
les Mapuches ne peuvent se dire chiliens - au début du XXème
siècle - et cela demeure vrai encore dans les années 80 pour
les Mapuches les plus âgés -, à la revendication de la part
des Mapuches d’une chilénéité particulière.
El
Mapuche es el verdadero chileno.
Se
dice que los Mapuches son más chilenos que los Chilenos.
Los
Chilenos son Españoles, de otro país. Nosotros somos los verdaderos
chilenos, siempre a mí me han dicho esto.
Los
no Mapuches son los Chilenos españoles. los verdaderos chilenos
somos los Mapuches.
En
outre, les Mapuches apparaissent, dans leurs propos, comme les
dépositaires du caractère chilien des descendants des Espagnols,
comme ayant à cet égard une légitimité plus grande, quoique bafouée :
Se
dice que los Mapuches son mas chilenos que los Chilenos mismos
que dicen llamarse chilenos.
El
Mapuche es el que más tendría que que sentirse chileno, es el
verdadero chileno
Los
Huincas son Españoles, de allá creo son las raices. Los Huincas
vienen del otro lado del mar Por los Mapuches son Chilenos.
Agarraron el apellido, pero nosotros somos los verdaderos Chilenos.
Por eso es Chile aquí.
Les
critères autochtones, qui préservent la singularité des Mapuches
dans le cadre national, viennent étayer cette re-formulation de
l’identité mapuche ; c’est le cas du critère d’»antériorité» :
Nosotros
somos nacidos y crecidos aquí como los gusanillos de la tierra.
Nosotros somos los primeros Chilenos que viven en Chile.
et
ce sera aussi le cas d’un critère linguistique, je veux parler
du bilinguisme dont la dimension autochtone sera explicitée plus
avant.
Los
Mapuches son los que hablan dos idiomas : el idioma mapuche
y el idioma castellano.
Los
Mapuches tienen más garantía de ser los verdaderos chilenos
porque los Chilenos saben hablar en castellano nomás, no saben
hablar otro idioma. No saben, no entienden, quedan colgados
si hablamos en el idioma de nosotros (…) Yo me garantizo porque
sé hablar dos idiomas. Los Chilenos, si nosotros le conversamos,
nos quedan mirando.
Ser
mapuche es un honor porque uno sabe dos idiomas, el castellano
y el mapuche.
Todos
somos chilenos, pero nosotros hablamos dos idiomas, así que
nos llamamos mapuches.
El
Mapuche chileno tiene dos idiomas.
La
notion de langue remplie de nombreuses fonctions dans la vision
du monde mapuche qui déborde le cadre strictement linguistique16. Elle permet notamment de penser
la différence, l’altérité, et ce dans un contexte d’acculturation.
«¿ Se diferencian Mapuches y Chilenos ?» : «Sí,
en la manera de hablar nomás». Une des dimensions de la langue
apparaît dans la citation suivante : «Los Turcos17 eran diferentes, tenían habla,
por su habla se sabía que eran de otra parte». La langue porte
témoignage, aux yeux des Mapuches, de l’origine. Chaque groupe
est identifié par la langue qu’il parle, d’autant plus que les
Mapuches associent de façon très étroite «être» et «parler» («Ser
mapuche para mí representa hablar mapuche»).
Pour
en revenir à la «sur» chilénéité des Mapuches «légitimée» par
leur bilinguisme, il faut préciser que langue mapuche et langue
espagnole n’ont pas le même statut ; la langue vernaculaire
n’a pas à se vérifier par une pratique, elle est, pour les Mapuches,
une potentialité, et que ces deux langues renvoient à des notions
différentes : les Mapuches parlent la langue de la terre
(le madungun) et la langue du pays (l’espagnol).
Nous
avons ainsi pu constater que le bilinguisme, et ce faisant l’acquisition
de la langue du conquérant, fonde la chilénéité, une chilénéité
autochtone.
Ajoutons
encore que l’existence actuelle des Mapuches est perçue comme
le fruit de la résistance passée. Relevons à ce sujet un point
important : contrairement à la version universellement admise,
les Mapuches considèrent avoir gagné la guerre qui les a opposé
aux Espagnols.
No
ganaron los Españoles. Si hubieran ganado, hubieramos sido españoles.
Ganaron los Mapuches, por eso sigue habiendo Mapuches aquí.
Pelearon
los Mapuches por sus tierras, si no hubieran peleado hubiera
sido todo español la tierrra nuestra. Ganaron, por eso recuperaron
la tierra mapuche, por la inteligencia de sus héroes. Lautaro18 ganó por eso nosotros existimos.
No somos españoles. Nos hubieran quitado la tierra.
El
Mapuche luchó, por eso quedamos con la tierra, nos hubieran
quitado todo. Se ganó la pelea, por eso tenemos un poco de terreno.
Ce
qui frappe tout particulièrement dans ces propos, outre l’énoncé
de victoire qui s’y donne, c’est l’argumentation : le présent
est pris à témoin, interroge le passé, porte le sens de ce qui
a eu lieu. On ne se situe jamais dans la contemporanéité des combats,
aucune bataille n’est évoquée. C’est au regard de deux critères
que l’on répond : les Mapuches ont encore de la terre, et
ce qui m’intéresse plus particulièrement ici, ils existent encore
comme Mapuche : un constat d’existence, une affirmation identitaire
qui indique qu’a nettement été perçu le sens de ce qui a eu lieu,
à savoir la visée ethnocidaire de l’Etat chilien de la seconde
moitié du XIXème siècle à l’endroit des Mapuches. Ainsi, on ne
repère pas de transmission événementielle, ni de récits du passé,
hormis des cas particuliers19, mais des principes qui dans le
cas de la guerre contre les Espagnols lors des siècles passés
s’actualisent au présent. D’autre part, quand bien même on ne
peut pas la situer avec précision dans le temps, on sait qu’a
existé une époque où on était seul, on possédait toute la terre,
on ne parlait pas l’espagnol.
Nous
avons pu voir que les Mapuches se caractérisent par leur capacité
à s’adapter, emprunter sans se perdre, sélectionner des apports
extérieurs qui sont incorporés et deviennent des points d’appui
identitaire : comme ils ont su magnifiquement le faire dans
la sphère matérielle, ou bien au niveau des représentations en
ce qui concerne les connaissances transmises par l’école - l’histoire
du XIXème siècle quand elle leur est favorable20, la langue du conquérant -
ou encore pour ce qui est de la nationalité chilienne etc. Et
ce, tout en conservant aux principes autochtones («primer habitante»,
«de aquí desde siempre») une place centrale, des principes qui
se transmettent par voie familiale. De plus, le discours recueilli
n’est pas hors temps, ni déconnecté du réel : dynamique,
il évolue, se transforme. Il déploie ses catégories d’analyse
dans un cadre conceptuel cohérent qui signe l’existence d’une
identité singulière, d’une pensée propre qui peut, du reste, cohabiter
avec d’autres formes de pensée.
Penser
l’identité mapuche après 1992
Si
la découverte de la présence non négligeable de la population
autochtone au sein de la population globale chilienne – près
de 10%- a constitué un moment important - quoique non suivi
d’une reconnaissance constitutionnelle -, rompant avec les
discours de la période précédente, on n’a pas encore, à mon sens,
évalué l’importance du caractère éminemment urbain des Mapuches
actuels et tiré les conséquences que cela implique : à savoir
comprendre une réalité nouvelle, différente de celle que l’on
pensait connaître, ou pour le dire en d’autres termes, comprendre
la modernité mapuche. Or, à la question «que signifie être mapuche
au début du XXIème siècle ?», lorsque la grande majorité
des «gens de la terre» – les Mapuches - est devenue
urbaine, on ne sait apporter que des réponses appartenant au passé.
Les
années 90 correspondent à la «fin» de la dictature. Les Mapuches
très mobilisés pendant la dictature, vont devenir très présents
sur la scène nationale, et faire la une des médias chiliens. Ils
luttent contre des multinationales accueillies pendant la dictature,
contre la construction de barrages ou de routes sur les communautés
mapuches, ou encore contre les entreprises forestières aux mains
desquelles sont passés de nombreux terrains mapuches : autant
de luttes - il convient de le remarquer - qui se situent
dans le secteur rural.
Il
est couramment admis qu’il existe un fort clivage entre Mapuches
ruraux et Mapuches urbains, néanmoins, sans vouloir nier l’existence
de différences objectives évidentes entre l’un et l’autre secteur,
je pense qu’il existe un clivage extrêmement important, méconnu,
au niveau des formes de conscience mapuches entre Mapuches organisés
et Mapuches non organisés, notamment autour de deux notions :
la chilénéité et la «culture». En effet, un nouveau discours apparaît
parmi les membres d’organisations mapuches, dans le mouvement
étudiant, qui rejette l’identification chilienne. D’autre part,
l’identité mapuche mise en avant se revendique une base culturelle.°
Il
convient de s’attarder sur cette notion de «culture», fort répandue
et à la fois fort vague. Il faut remarquer tout d’abord que les
autochtones mapuches, jusqu’à récemment, n’employaient pas le
terme de «cultura», mais celui de «tradición». La «culture» mapuche
revendiquée par les Mapuches organisés fait irruption dans les
années 90 et occupe le devant de la scène. Une culture qu’une
génération d’étudiants mapuches va connaître à l’université dans
les années 90, une culture reformulée, réélaborée par les ethnologues
dans des livres bien souvent écrits dans les années 60, et qu’ils
tenteront de réintroduire dans leur communauté d’origine ;
une culture qui sera importée de la ville vers la campagne car
n’existant plus sous cette forme dans les communautés rurales
mapuches. C’est cette culture également que de nombreux «conseils»
mapuches21 vont animer à la ville et dont
le secteur urbain se sent le dépositaire. Il s’agira de «recuperar
la cultura», «rescatar la cultura» lors d’activités culturelles
telles que la préparation de plats traditionnels pour le nouvel
an mapuche, des cours de langue, ou à plus grande échelle l’organisation
de cérémonies rituelles à la ville comme par exemple le nguillatun
qui jusqu’alors ne se pratiquait qu’à la campagne, principalement
au moment des récoltes.
Todo
se está perdiendo allá. Aquí (Santiago) es donde se
está como levantándo el pueblo mapuche. Aquí estamos, parece,
más cerca de lo que éramos, porque aquí nos juntamos, aquí entre
los Mapuches. Cuando se hacen los nguillatunes aquí, igual como
se hacían antes en el sur, así se están haciendo aquí22.
On
assiste, ainsi, à l’invention d’une nouvelle culture traditionnelle
revendiquée par les organisations aussi bien rurales qu’urbaines.
La ville devient le lieu –point de départ vers la campagne- d’un
fondamentalisme culturel, un lieu de re-fondation, de re-formulation
de l’identité ethnique sur une base culturelle.
Face
à ces manifestations «culturelles», nos interlocuteurs mapuches
non organisés restent souvent sceptiques. Si à présent quand ils
les emploient, le terme «tradición» permute avec celui de «cultura»,
ces termes renvoient tous deux à une «vision du monde», une pensée
dont les manifestations peuvent être discrètes, intérieures, non
visibles pour le non initié. «La cultura uno la lleva dentro de
uno mismo» me dira un de mes informateurs urbains, fils de cacique,
qui refuse d’être, comme certains, «disfrazado de mapuche» (allusion
faite à ceux qui portent à la ville le costume traditionnel mapuche).
Revenons
un temps à la campagne. L’impossibilité dans laquelle se trouvaient
les personnes interrogées par moi – hormis les shamans («machi»)
et de rares anciens de la communauté - de me donner la signification
des rituels auxquels ils participaient et qu’ils valorisaient
cependant hautement, n’a cessé de me confondre, jusqu’à me porter
à penser que se jouait là non pas la signification initiale des
gestes accomplis, mais plutôt, une pratique qui présentait de
surcroît l’avantage d’être collective et qui mettait en scène
la représentation symbolique d’une singularité mapuche.
On
peut alors se demander si on ne retrouve pas la même logique dans
la «culture» telle qu’elle est revendiquée ces dernières années.
Au delà du sentiment d’avoir à faire à une forme artificielle,
sans contenu, ne doit-on pas plutôt voir là une forme dont le
contenu est «extérieur», sis dans la réceptions des yeux qui la
regardent, un rituel d’extériorisation d’une singularité mapuche
qui cherche à s’exprimer, à devenir visible à la ville, loin de
la communauté rurale ? Ce qu’exprime le propos suivant :
«Acá me dicen mapuche, en el campo me dicen huinca, santiaguino».
Par ailleurs, n’observe-t-on pas, de la part des organisations
autochtones la nécessité de recréer des bases «objectives» dont
les courants théoriques, présentés plus haut, déploraient tant
la disparition, la crainte que si l’on cesse de revêtir le Mapuche
actuel des habits du passé, sa consistance ne se délite ?
En
tout état de cause, cette «nouvelle culture traditionnelle» me
semble trahir le caractère dynamique, caractéristique jusqu’à
ce jour, des Mapuches. En outre, elle peut conduire à une occultation
de la réalité mapuche actuelle et à une folklorisation, en quelque
sorte une Institutionnalisation, de la vision du monde mapuche,
et ce au détriment d’une potentialité politique forte présente
dans les «principes» – porteurs d’une légitimité singulière -
que nous avons présentés dans le cadre de ce travail. Ces principes,
ces catégories, essentiels dans le système de pensée mapuche,
gagneraient à être mieux entendus par les nombreuses organisations
mapuches, et repris dans le combat pour la reconnaissance constitutionnelle
du peuple mapuche par l’Etat chilien.
Il
m’a été donné de recueillir le discours de la fin d’une époque.
Reconnaître que nous sommes dans une nouvelle période, rester
sourd aux sirènes du passé est une exigence impérieuse si nous
voulons comprendre le nouveau.
Michèle
Arrué Université de Paris 8.
Notes :
J’utilise
le terme français couramment employé d’»indien» posé comme équivalent,
non pas du terme «indio», fortement péjoratif au Chili, mais du
terme «indígena».
A. Gunder Frank,, Capitalisme et sous développement
en Amérique latine, Maspéro, Paris, 1969.
Voir à ce sujet J. – C. Mariategui, Siete ensayos
de interpretacion de la realidad peruana, Biblioteca Amauta,
Lima, 1980. (1ère Ed. 1928)
C. Deverre, Indien ou paysan, Le Sycomore, Paris,
1980 ; H. Favre, Changement et continuité chez les Mayas
du Mexique : Contribution à l’étude de la situation coloniale
en Amérique latine, Ed. Anthropos, Paris, 1971 ; J.
Fridlander, L’indien des autres : La réalité de l’identité
indienne dans le Mexique contemporain, Payot, Paris, 1979.
C. Deverre, ibid. p. 158 : «Accepter l’indien, c’est
justifier implicitement la domination qui le rend tel. L’admettre
dans sa spécificité, c’est implicitement légitimer le phénomène
colonial dont il est l’effet».
Ce qu’on appellera aux Etats Unis les «ethnic studies».
Alvaro Jara, Guerre et société au Chili : Essai
de sociologie coloniale, Travaux et mémoire de l’IHEAL, Paris,
1961. Nathan Wachtel, dans La vision des vaincus : les
indiens du pérou devant la conquête espagnole, 1530-1570,
Gallimard, Paris, 1971, évoquant le cas des Mapuches, parlera
d’’acculturation positive». José
Manuel Zavala, Les indiens mapuche du Chili : dynamique
inter-ethniques et stratégies de résistance, XVIIIème siècle,
L’Harmattan, Paris, 2000.
Concernant la question indienne au Chili, on peut lire
l’analyse, représentative de cette approche, d’Alejandro Saavedra,
la cuestion mapuche, ICIRA, Santiago, Paris, 1971.
Pacte de Quillen, 1542, par lequel les Espagnols reconnaissent
aux Mapuches un territoire indépendant.
L’occupation de leur territoire est conforme à l’économie
des Mapuches.
Dans ce recensement, et dans celui qui suit dix ans
plus tard, l’auto identification est prise en compte. Dans le
recensement de 1992 la question suivante est posée : .» Si
Usted es chileno, ¿ se considera perteneciente a alguna de
las siguientes culturas ? : mapuche / aymara / rapanui
/ ninguna de las anteriore».
L’évocation du peuplement de l’Amérique par le détroit
de Bering était perçu la plupart du temps par nos interlocuteurs
comme insultant. Pour les Mapuches, la “mère patrie” n’est pas
l’Espagne : “Es la tierra mapuche. Para el Huinca, la madre
patria es España, España sería como una madrasta para nosotros”.
Par ailleurs, les Mapuches voient dans l’invective “indio” une
raison supplémentaire pour la considérer insultante. En effet,
elle remet en cause leur caractère autochtone : “Mi vecino
no me aguanta : ¡ndio! ¡ Nunca he estado en la india! Nacido
aquí y mi padre y tatarabuelo criados aquí, en esta tierra”.
Huinca : nom donné par les Mapuches aux descendants
chiliens des Espagnols.
A. Gordon, «Consideraciones sobre el significado de
la palabra mapuche», in Actas de las Jornadas de lengua y
literatura mapuche, Universidad de la Frontera, Ed. Kume
Dungu, Temuco, 1984, pp.165-176.
La langue est pensée, savoir, rapport à l’autre chez
lez Mapuches.
Nom donné, au Chili, aux Libanais.
Héros mapuche du XVIème siècle.
José Bengoa, dans Historia del pueblo mapuche (siglo
XIX y XX), Santiago de Chile, Ed. Sur, 1985, part du témoignage
de descendants de familles de caciques.
Les héros du XVIème siècle qui combattent les Espagnols
vont devenir, après l’indépendance, des héros nationaux.
Comme le prévoit la Loi indigène de 1993.
Propos d’un membre du conseil mapuche «Katrihuala»
extrait d’un film réalisé par des étudiants du département d’anthropologie
de l’Université du Chil : F. Maturana, J.- P. Silva, We
tripantu, Universidad de Chile, Santiago, 1999.
Bibliographie
Arrué, M. Comment peut-on être
mapuche ? : Continuité et adaptation des Mapuches
du Chili, Thèse de doctorat, 1992.
_____________
«La mémoire des vainqueurs», Document de recherche du CREDAL
n°201 CNRS, Paris 1989.
_____________
«Identificaciones mapuches dentro de la sociedad chilena», Abya-Yala,
vol 44/97, Quito, 1997.
______________
«Du déni d’existence à la non reconnaissance constitutionnelle
des Mapuches, peuple autochtone du Chili», in Lieux communs,
Pandora, Paris VIII, 2001.
_______________
«D’ici et depuis toujours : les Mapuches dans la cité»,
in Histoire et mémoires des migrations en Amérique latine,
Travaux et document, Université Paris VIII, Paris, 2001.
_______________
«Les Mapuches du Chili face à la langue du conquérant», in Migrations
en Amérique latine : la vision de l’autre, Les Cahiers
d’ALHIM, n° 4, Paris VIII, 2002.
_______________
«Du beau parler à la maîtrise des langues, enquête chez les
Mapuches du Chili», in Oralité, Pandora, Paris VIII,
2002.