La tendance de fond
à l’oeuvre dans plusieurs pays d’Amérique
latine est suffisamment originale - et fragile - pour que l’on
s’y attarde. Originale, car le profil des mouvements populaires
indigènes qui y défraient la chronique depuis quelques
années – des Mapuches du Chili aux Mayas d’Amérique
centrale, en passant par les Aymaras et les Quechuas des Andes,
les Kunas de Panama, etc. – tranche résolument avec
les organisations révolutionnaires d’hier et les
crispations identitaires d’aujourd’hui. Mais la tendance
est aussi fragile, car si la dynamique indienne, plus affirmative
que destructrice, a l’heur de séduire, elle n’est
à l’abri d’aucune dérive.
Le contexte
d’émergence de ces mobilisations, c’est d’abord
l’échec patent, en termes sociaux et environnementaux,
de vingt ans de néolibéralisme sur le continent
latino-américain : la concentration des richesses au sein
d’une minorité y est la plus haute de toute la planète,
230 millions de personnes – 44% de la population totale
– y vivent sous le seuil de pauvreté, le coefficient
Gini qui mesure le degré d’inégalité
y atteint le chiffre record de 0,57 (pour 0,29 en Europe et 0,34
aux Etats-Unis). A l’extrême polarisation sociale,
dont les indigènes sont les premières victimes,
s’ajoutent les frustrations nées d’une démocratisation
strictement formelle de la région : plus de la moitié
des Latino-Américains, d’après une enquête
du PNUD, seraient ainsi disposés à renoncer à
la démocratie, à accepter un gouvernement autoritaire,
s’il s’avérait capable de résoudre leurs
problèmes socioéconomiques…
Mais ce contexte
n’explique pas tout. Les mobilisations indigènes
actuelles tirent aussi leurs raisons d’être et leurs
originalités d’autres influences, héritages
et brassages. Elles ont ceci de novateur qu’elles combinent
des identités (sociales, ethniques, territoriales), des
revendications (économiques, culturelles, politiques) et
des modes d’action (massifs, symboliques, pacifiques) souvent
antinomiques dans l’histoire des luttes. Identitaires sans
être réactionnaires, ouvertes sans être désincarnées,
ces rébellions à la fois indiennes et paysannes
multiplient les ancrages - local, national et mondial - sans les
opposer. Leurs aspirations portent tant sur la reconnaissance
des droits humains des indigènes que sur la démocratisation
en profondeur des Etats et la critique du modèle de développement
néolibéral. Si la justice sociale reste au centre
des discours, sa quête passe désormais par la responsabilisation
du pouvoir, la reconnaissance des diversités et la revalorisation
de la démocratie.
Plus fondamentalement,
ces mouvements identitaires, révolutionnaires et démocrates
manifestent, de la part des populations indigènes qui les
animent, une volonté d’émancipation, d’appropriation
et de maîtrise de la modernité. Ils revendiquent
une intégration sans assimilation et, contrairement à
certaines élites du nord du Mexique, de l’est de
la Bolivie ou d’Equateur, une autonomie sans séparation.
Porteurs d’une nouvelle perspective émancipatrice
qui tente de concilier registres éthique, ethnique, républicain
et altermondialiste, ces rébellions indiennes, comme celle
des insurgés zapatistes dans le Chiapas, entendent aussi
fonder leur légitimité sur le dépassement
de l’autoritarisme, de l’avant-gardisme, du dogmatisme
et du militarisme… Leur rapport au pouvoir et à l’Etat
reste néanmoins pluriel et problématique, tantôt
empreint d’une défiance épidermique à
l’égard de la scène politique traditionnelle,
tantôt mû par la volonté d’y accéder
pour ne laisser à personne d’autre le soin de la
« décoloniser », à l’instar du
Bolivien Evo Morales, premier indigène à accéder
à la présidence d’un pays où 62% de
la population se définissent comme d’origine indienne.
Provoqué par le bas, par le haut ou des deux côtés
à la fois, le changement radical de la situation actuelle
demeure la priorité commune.
L’originalité
de ces mouvements n’est cependant ni à essentialiser
ni à idéaliser. Bien des dérives et des menaces
les guettent. Internes et externes. En réaction aux stratégies
des Etats ou des pouvoirs mis en cause – qui classiquement
vont de la répression à la cooptation, en passant
par des manœuvres plus ou moins larvées de pourrissement
des situations, de fragmentation des acteurs, d’institutionnalisation
des revendications… –, l’exacerbation de l’une
ou l’autre dimension de ces mobilisations populaires, au
détriment de leurs autres caractéristiques, pourrait
leur être fatale. Des crispations culturalistes ou ethnicistes
apparaissent déjà de-ci de-là, ou encore
des fuites en avant populistes lorsque les leaders succombent
à une surenchère simplificatrice. La participation
au pouvoir d’Etat comme d’ailleurs le refus irrévocable
d’y participer tendent à démobiliser les militants
de base, surtout lorsque leur vie quotidienne ne s’améliore
pas.
Dans tous les
cas de figure, le destin plus ou moins heureux de ces mouvements
dépendra d'abord des réponses structurelles qu’ils
parviendront à forcer, de la capacité des sociétés
latino-américaines à partager la richesse et à
assumer la diversité, bref à se démocratiser
véritablement.
Bernard
Duterme sociologue, directeur du Centre tricontinental (CETRI)
à Louvain-la-Neuve, coordinateur du livre Mouvements et
pouvoirs de gauche en Amérique latine (Syllepse, Paris,
2005).