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« Porcs », « chiens »,
« Indiens de merde », « fils
de pute d'Indien »... Les méthodes
et le langage des forces spéciales de police
et des carabiniers chiliens n'ont guère évolué
depuis certain jour de septembre 1973 où
fut renversé le président Salvador
Allende et où furent emprisonnés des
milliers de militants de l'Unité populaire.
En deux jours, les 18 et 19 février 1999,
quarante-trois Indiens Mapuches, militants écologistes
et étudiants qui les soutenaient sont arrêtés
dans les provinces de Bío Bío et de
Traiguen. La brutale répression qui a précédé,
dans sa quête de supposés « terroristes »,
a laissé plus de trente blessés, dont
certains dans un état grave. En mars, la
situation s'aggrave. Environ cent arrestations,
une dizaine de blessés et des pertes estimées
à plusieurs milliers de dollars suivent les
opérations combinées des corps de
carabiniers et de gardes privés d'entreprises
forestières qui entendent régler à
leur manière la revendication des Mapuches
sur leurs territoires ancestraux. Président
de la Corporation du bois, M. José Ignacio
Letamendi déclare catégoriquement :
« Sous aucun prétexte, et quelles
que soient les circonstances, nous ne rendrons la
terre aux Mapuches qui sont incapables de la cultiver
(1) »
Du 20 mai au 17 juin, des milliers de ces Mapuches
ont parcouru à pied les 637 kilomètres
qui séparent la ville de Temuco, au centre
de leur territoire, de celle de Santiago, la capitale
chilienne. Ils entendaient attirer l'attention sur
l'occupation de leurs territoires, le déplacement
de leurs populations, la détérioration
de leurs conditions de vie et la modification substantielle
de l'équilibre écologique de la région
dans laquelle ils vivent.
Principales cibles de la mobilisation mapuche, les
groupes économiques Angelini et Matte-Larrain,
responsables de l'occupation des territoires indiens
et de divers actes de violence, notamment la société
Forestal Mininco, propriété du deuxième
de ces groupes, qui a rasé les forêts
de Traiguen et de Lumako appartenant depuis une
époque immémoriale aux communautés
indigènes. Est également dénoncée
l'entreprise d'électricité Endesa,
dépendant des capitaux espagnols de Conama,
qui érige un immense lac artificiel de 3 467
hectares de superficie et de 155 mètres de
profondeur pour retenir les eaux du fleuve Bío
Bío dans les hauteurs de la cordillère
des Andes, modifiant radicalement l'équilibre
de la zone et inondant les terres des communautés.
Un modèle économique militairement
imposé LA « longue marche »
des Mapuches à Santiago a été
suivie pendant tout l'hiver et le début du
printemps australs par de multiples manifestations
donnant lieu à autant d'opérations
de répression. Néanmoins, annonce
l'une des organisations des communautés mapuches,
« ces mobilisations continueront dans
la mesure où le gouvernement chilien refuse
d'entendre nos demandes et ne s'engage pas dans
une issue politique favorable à notre peuple
(2) ».
Les communautés huenteche, huiliche, labfquenche,
nagche et pehuenche, éparpillées sur
les provinces d'Arauco, Bío Bío, Cautin,
Chiloé, Malleco, Osorno y Valdivia, situées
à l'extrémité méridionale
du territoire chilien, et la communauté puelche,
vivant sur la pampa de la République argentine,
constituent dans leur ensemble le peuple mapuche,
qui se définit lui-même, à partir
de ses rapports avec la terre : mapu
= terre ; che = homme. Leur conflit
avec les entreprises forestières ne fait
qu'exprimer, sous d'autres formes, les luttes que
« ces premiers guérilleros de l'Amérique
latine (3) »
ont soutenues pendant cinq siècles pour
la défense de leurs terres, d'abord contre
l'empire inca, puis contre celui de l'Espagne et,
depuis le XIXe siècle, contre l'oligarchie
chilienne. En 1641, l'accord de Quilin ampute 20
millions des 30 millions d'hectares de leur territoire,
qui seront incorporés au Chili colonial.
Depuis lors, les Mapuches sont poussés vers
le sud du Bío Bío, le grand fleuve,
sorte de no man's land, frontière naturelle
de leurs territoires...
Ces luttes, ouvertes ou larvées, seront récupérées
par l'appareil culturel de l'oligarchie chilienne.
Celle-ci revendique comme sienne la bravoure des
Mapuches dans la lutte contre les Espagnols, en
même temps qu'elle s'approprie leur sol et
qu'elle fait du mot indio (indien) un vocable
fortement méprisant. Le moteur de cette double
usurpation réside dans la soif de nouvelles
terres vouées à la culture du blé
alors exporté vers les marchés d'Australie
et de Californie. En 1881, c'est l'occupation militaire
des terres mapuches et le génocide que l'histoire
officielle chilienne qualifie par euphémisme
de « pacification de l'Araucanie
(4) ».
Mis à part le gouvernement du Front populaire
(1938-1941) et celui de l'Unité populaire
de Salvador Allende (1970-1973), deux véritables
parenthèses dans l'histoire du Chili, l'évolution
ultérieure de la République ne change
guère ces tendances. Au contraire, l'expropriation
de terres mapuches est accélérée
pendant la dictature militaire du général
Augusto Pinochet
(5). En 1974, celui-ci promulgue la loi 701 :
300 000 hectares attribués par la réforme
agraire de Salvador Allende en faveur des membres
des communautés indigènes sont vidés
de leurs occupants, achetés ou concédés
à des entreprises forestières ou à
d'anciens latifundistes de la zone
(6). Depuis 1989, les deux gouvernements de
la Concertation, formée par les démocrates-chrétiens
et les socialistes, n'ont guère fait autre
chose en modifiant la structure de la propriété
agraire et en favorisant ouvertement l'implantation
des entreprises forestières liées
aux capitaux internationaux.
Ainsi, dans le cadre de l'augmentation de la demande
mondiale du bois et de ses dérivés,
deux conglomérats, les groupes économiques
Matte-Larrain et Angelini, ont-ils transformé
le territoire mapuche en chasse gardée. Le
premier d'entre eux, à travers des entreprises
forestières - Aserraderos Mininco, Servicios
Forestales Escuadron, Inmobiliaria Pinares, Sociedad
Forestal Crecex S.A., Forestal Rio Vergara et Agricola
y Ganadera Monteverde -, contrôle plus de
40 % de la production et de l'exportation du
bois dans la région mapuche. Le second est
propriétaire, avec le conglomérat
nord-américain International Paper et le
groupe néo-zélandais Carter Holt Harvey,
des entreprises Celarauco, Forestal Cholguan et
Aserraderos Arauco. Ces dernières, avec leurs
filiales Celulosa Arauco et Constitucion et leurs
107 millions de dollars de chiffre d'affaires, représentent
à elles seules 24 % de la quantité
totale du bois mapuche exportée aux Etats-Unis,
au Japon, en Chine et en Corée du Sud
(7).
L'implantation des groupes Matte-Larrain et Angelini
a été rendue possible par le modèle
économique militairement imposé puis
perfectionné par la Concertation : salaires
très réduits, interdiction du droit
de grève, absence de toute protection légale
pour les travailleurs - dans leur majorité
mapuches -, garantie que toute protestation sera
réprimée manu militari, et
surtout, dispositions légales permettant
l'exploitation dans des délais très
courts des bois d'une richesse ancestrale, comme
l' encina, le maieo, le roble,
le rauli, dont les études scientifiques
ne garantissent pas les cycles de régénération
(8).
Cette logique a provoqué, entre 1976 et 1997,
une augmentation de 53 % de l'aire d'exploitation
forestière dans la région mapuche
- au total, 1 677 000 hectares
(9). Dans le même temps, la surface destinée
à la culture du blé et du maïs
pour la consommation directe des communautés
s'est réduite respectivement de 29 %
et 21 % (10).
Le catastro de bosque nativo (cadastrage)
réalisé récemment par la Corporation
nationale des forêts (Conaf), organisme gouvernemental,
indique pour sa part que la végétation
naturelle qui existait sur les territoires mapuches
« a été détériorée
par la pluie de produits chimiques ainsi que par
les incendies », voire par les effets
du sulfate de soude, du chlore et du pétrole
utilisés dans la transformation du bois en
cellulose (11).
La disparition de la végétation naturelle
provoque à son tour une détérioration
croissante de la qualité du sol. La Conaf
reconnaît que, dans la région mapuche,
« 75 % des sols productifs présentent
des degrés d'érosion dont 98 %
sont causées par l'action humaine ».
L'étude établit d'ailleurs que
« la pauvreté et la vie rurale
ont de mauvais effets sur le sol, qui n'est pas
soumis au repos et sur lequel on ne cultive que
pour les besoins alimentaires immédiats ».
De surcroît, un véritable recensement
forestier n'a lieu qu'une fois tous les vingt ans ;
par conséquent, l'ensemble de ces chiffres
doivent être lus à la hausse. « Les
entreprises forestières ne produisent pas
de ressources au niveau communal et n'aident pas
non plus à l'emploi de travailleurs de la
région, commente le dirigeant mapuche
Adolfo Millabur. Elles ne payent aucun impôt
d'aucun type ; au contraire, à travers
le décret-loi 701, elles sont subventionnées
par l'Etat, qui leur rembourse les capitaux investis
en proportion des hectares cultivés... Leurs
camions et leurs machines lourdes détruisent
les chemins sans aucune considération pour
les gens qui vivent ici
(12). »
L'impact de l'exploitation forestière, en
réduisant l'espace vital destiné aux
cultures d'autosubsistance et en détériorant
la qualité du sol, provoque la migration
forcée de la population vers les villes -
plus de 45 % de la population mapuche, soit
500 000 personnes, vit à Santiago. Il
accentue la destruction des rapports des communautés
mapuches avec la terre, source de subsistance mais
aussi base matérielle de leur mémoire
collective. C'est le lieu où gisent leurs
ancêtres et où demeurent leurs dieux,
mythe fondateur et point de départ de la
représentation symbolique, fondement rituel
et élément constitutif de leur identité.
Tout en rejoignant l'histoire de cinq siècles
de luttes, la marche de milliers de Mapuches de
Temuco à Santiago et les manifestations qui
l'ont suivie posent ainsi le problème, une
fois de plus, de la double défense de la
terre et de l'existence des communautés indigènes
elles-mêmes. A cette occasion, le gouvernement
de la Concertation a agi comme si le conflit ne
le concernait pas. Ainsi le ministre de la planification,
German Quintana, déclara-t-il que « les
Mapuches doivent discuter de leurs problèmes
avec les partis politiques et non avec le gouvernement
(13) ».
Le président de la République,
le démocrate-chrétien Eduardo Frei,
refusa de recevoir le dirigeant du Consejo de todas
las tierras (Conseil de toutes les terres), M. Aucan
Huilcaman, et une délégation qui voulait
lui remettre un document contenant quelques propositions
pour la solution du conflit.
Luttes circonscrites à une petite région,
luttes méridionales sur un continent déjà
méridional, luttes en apparence très
archaïques
(14). Pourtant, en parlant leur langue,
en défendant leur culture et en dessinant
de surcroît une piste importante pour trouver
les formes d'organisation sociale nécessaires
au millénaire qui commence, les Mapuches
participent, in actu, aux mêmes luttes
que les zapatistes du Chiapas, les paysans brésiliens
du Mouvement des sans-terre et celles de l'ensemble
de l'espèce humaine pour la survie de la
planète
(15).
JAIME
MASSARDO. |
(1)
Punto Final, Santiago, mars 1999.
(2)
Emarichiweu ! (« Dix fois
nous vaincrons ! »), Communiqué
de la Coordination Mapuche Arauco-Malleco, Territoire
Mapuche, 27 juillet 1999.
(3)
Luis Sepulveda, Patagonia Express, Tusquets
editores, 4e édition, Barcelone, 1996, p.
97.
(4)
« Araucano » est le nom que
donnent les Espagnols et les Chiliens aux Mapuches.
(5)
Cf. lois nos 2568 et 2750 sur les divisions
des terres communales.
(6)
Agence latino-américaine d'information (ALAI),
Quito (Equateur), 12 avril 1999.
(7)
Cf. Commission économique pour l'Amérique
latine (Cepal), « Forest area »
in Statistical Yearbook for Latin America and
the Caribbean, Nations unies, New York, 1998.
(8)
Cf. Nicolo Gligo, « Situacion
y perspectivas ambientales en America Latina »,
in Revista de la Cepal, no 55, Santiago
du Chili, avril 1995.
(9)
Cf. Cepal, « Forest Area »,
in Statistical Yearbook for Latin America and
the Caribbean, op. cit.
(10)
Cf. Cepal, « Quantum indexes of
agricultural production » et « Maize
production » in Statistical Yearbook
for Latin America and the Caribbean, op. cit.
(11)
Catastro de Bosque Nativo, Corporacion Nacional
Forestal, Santiago du Chili, 1999.
(12)
Cf. revue Punto Final, Santiago
du Chili, 14 avril 1999.
(13)
Cf. La Tercera, Santiago du Chili, 20 juin
1999.
(14)
Pour en savoir plus : http://www.soc.uu.se/mapuche
(15)
Chaque année, 3,5 millions d'hectares de
la richesse forestière de l'Amérique
latine, plus de 60 % de la quantité
coupée dans l'ensemble de la planète,
sont incorporés aux exportations mondiales
du bois dit « dur » ( hardwoods).
Cf. Bertrand Charrier, Bataille pour
la planète, Economica, Paris, 1997.
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