CINQ SIÈCLES D'EXPROPRIATIONS ET DE RÉSISTANCES
Les Mapuches chiliens tués à petit feu
Par JAIME MASSARDO
Coauteur, avec Alberto Suarez, de Civilisation la tino-américaine. Notes de cours, Ellipses, Paris, 1999.


AVEC ténacité, le gouvernement chilien multiplie les pressions sur l'Espagne et la Grande-Bretagne pour éviter au général Pinochet le procès qui lui est justement promis. Geste de mauvaise humeur à l'égard de Madrid, le président Eduardo Frei, soutenu par son homologue argentin Carlos Menem, a menacé de ne pas participer au IXe Sommet ibéro-américain prévu les 15 et 16 novembre à Cuba. La mansuétude de la Concertation au pouvoir ne va cependant pas jusqu'à s'appliquer aux acteurs du mouvement social. Ainsi les mobilisations des Indiens Mapuches, livrés aux appétits des firmes nationales et internationales, sont-elles impitoyablement réprimées.

 

 






« Porcs », « chiens », « Indiens de merde », « fils de pute d'Indien »... Les méthodes et le langage des forces spéciales de police et des carabiniers chiliens n'ont guère évolué depuis certain jour de septembre 1973 où fut renversé le président Salvador Allende et où furent emprisonnés des milliers de militants de l'Unité populaire. En deux jours, les 18 et 19 février 1999, quarante-trois Indiens Mapuches, militants écologistes et étudiants qui les soutenaient sont arrêtés dans les provinces de Bío Bío et de Traiguen. La brutale répression qui a précédé, dans sa quête de supposés « terroristes », a laissé plus de trente blessés, dont certains dans un état grave. En mars, la situation s'aggrave. Environ cent arrestations, une dizaine de blessés et des pertes estimées à plusieurs milliers de dollars suivent les opérations combinées des corps de carabiniers et de gardes privés d'entreprises forestières qui entendent régler à leur manière la revendication des Mapuches sur leurs territoires ancestraux. Président de la Corporation du bois, M. José Ignacio Letamendi déclare catégoriquement : « Sous aucun prétexte, et quelles que soient les circonstances, nous ne rendrons la terre aux Mapuches qui sont incapables de la cultiver  (1) »

Du 20 mai au 17 juin, des milliers de ces Mapuches ont parcouru à pied les 637 kilomètres qui séparent la ville de Temuco, au centre de leur territoire, de celle de Santiago, la capitale chilienne. Ils entendaient attirer l'attention sur l'occupation de leurs territoires, le déplacement de leurs populations, la détérioration de leurs conditions de vie et la modification substantielle de l'équilibre écologique de la région dans laquelle ils vivent.

Principales cibles de la mobilisation mapuche, les groupes économiques Angelini et Matte-Larrain, responsables de l'occupation des territoires indiens et de divers actes de violence, notamment la société Forestal Mininco, propriété du deuxième de ces groupes, qui a rasé les forêts de Traiguen et de Lumako appartenant depuis une époque immémoriale aux communautés indigènes. Est également dénoncée l'entreprise d'électricité Endesa, dépendant des capitaux espagnols de Conama, qui érige un immense lac artificiel de 3 467 hectares de superficie et de 155 mètres de profondeur pour retenir les eaux du fleuve Bío Bío dans les hauteurs de la cordillère des Andes, modifiant radicalement l'équilibre de la zone et inondant les terres des communautés.

Un modèle économique militairement imposé LA « longue marche » des Mapuches à Santiago a été suivie pendant tout l'hiver et le début du printemps australs par de multiples manifestations donnant lieu à autant d'opérations de répression. Néanmoins, annonce l'une des organisations des communautés mapuches, « ces mobilisations continueront dans la mesure où le gouvernement chilien refuse d'entendre nos demandes et ne s'engage pas dans une issue politique favorable à notre peuple  (2) ».

Les communautés huenteche, huiliche, labfquenche, nagche et pehuenche, éparpillées sur les provinces d'Arauco, Bío Bío, Cautin, Chiloé, Malleco, Osorno y Valdivia, situées à l'extrémité méridionale du territoire chilien, et la communauté puelche, vivant sur la pampa de la République argentine, constituent dans leur ensemble le peuple mapuche, qui se définit lui-même, à partir de ses rapports avec la terre : mapu = terre ; che = homme. Leur conflit avec les entreprises forestières ne fait qu'exprimer, sous d'autres formes, les luttes que « ces premiers guérilleros de l'Amérique latine  (3) » ont soutenues pendant cinq siècles pour la défense de leurs terres, d'abord contre l'empire inca, puis contre celui de l'Espagne et, depuis le XIXe siècle, contre l'oligarchie chilienne. En 1641, l'accord de Quilin ampute 20 millions des 30 millions d'hectares de leur territoire, qui seront incorporés au Chili colonial. Depuis lors, les Mapuches sont poussés vers le sud du Bío Bío, le grand fleuve, sorte de no man's land, frontière naturelle de leurs territoires...

Ces luttes, ouvertes ou larvées, seront récupérées par l'appareil culturel de l'oligarchie chilienne. Celle-ci revendique comme sienne la bravoure des Mapuches dans la lutte contre les Espagnols, en même temps qu'elle s'approprie leur sol et qu'elle fait du mot indio (indien) un vocable fortement méprisant. Le moteur de cette double usurpation réside dans la soif de nouvelles terres vouées à la culture du blé alors exporté vers les marchés d'Australie et de Californie. En 1881, c'est l'occupation militaire des terres mapuches et le génocide que l'histoire officielle chilienne qualifie par euphémisme de « pacification de l'Araucanie  (4) ».

Mis à part le gouvernement du Front populaire (1938-1941) et celui de l'Unité populaire de Salvador Allende (1970-1973), deux véritables parenthèses dans l'histoire du Chili, l'évolution ultérieure de la République ne change guère ces tendances. Au contraire, l'expropriation de terres mapuches est accélérée pendant la dictature militaire du général Augusto Pinochet  (5). En 1974, celui-ci promulgue la loi 701 : 300 000 hectares attribués par la réforme agraire de Salvador Allende en faveur des membres des communautés indigènes sont vidés de leurs occupants, achetés ou concédés à des entreprises forestières ou à d'anciens latifundistes de la zone  (6). Depuis 1989, les deux gouvernements de la Concertation, formée par les démocrates-chrétiens et les socialistes, n'ont guère fait autre chose en modifiant la structure de la propriété agraire et en favorisant ouvertement l'implantation des entreprises forestières liées aux capitaux internationaux.

Ainsi, dans le cadre de l'augmentation de la demande mondiale du bois et de ses dérivés, deux conglomérats, les groupes économiques Matte-Larrain et Angelini, ont-ils transformé le territoire mapuche en chasse gardée. Le premier d'entre eux, à travers des entreprises forestières - Aserraderos Mininco, Servicios Forestales Escuadron, Inmobiliaria Pinares, Sociedad Forestal Crecex S.A., Forestal Rio Vergara et Agricola y Ganadera Monteverde -, contrôle plus de 40 % de la production et de l'exportation du bois dans la région mapuche. Le second est propriétaire, avec le conglomérat nord-américain International Paper et le groupe néo-zélandais Carter Holt Harvey, des entreprises Celarauco, Forestal Cholguan et Aserraderos Arauco. Ces dernières, avec leurs filiales Celulosa Arauco et Constitucion et leurs 107 millions de dollars de chiffre d'affaires, représentent à elles seules 24 % de la quantité totale du bois mapuche exportée aux Etats-Unis, au Japon, en Chine et en Corée du Sud  (7).

L'implantation des groupes Matte-Larrain et Angelini a été rendue possible par le modèle économique militairement imposé puis perfectionné par la Concertation : salaires très réduits, interdiction du droit de grève, absence de toute protection légale pour les travailleurs - dans leur majorité mapuches -, garantie que toute protestation sera réprimée manu militari, et surtout, dispositions légales permettant l'exploitation dans des délais très courts des bois d'une richesse ancestrale, comme l' encina, le maieo, le roble, le rauli, dont les études scientifiques ne garantissent pas les cycles de régénération  (8).

Cette logique a provoqué, entre 1976 et 1997, une augmentation de 53 % de l'aire d'exploitation forestière dans la région mapuche - au total, 1 677 000 hectares  (9). Dans le même temps, la surface destinée à la culture du blé et du maïs pour la consommation directe des communautés s'est réduite respectivement de 29 % et 21 %  (10). Le catastro de bosque nativo (cadastrage) réalisé récemment par la Corporation nationale des forêts (Conaf), organisme gouvernemental, indique pour sa part que la végétation naturelle qui existait sur les territoires mapuches « a été détériorée par la pluie de produits chimiques ainsi que par les incendies », voire par les effets du sulfate de soude, du chlore et du pétrole utilisés dans la transformation du bois en cellulose  (11).

La disparition de la végétation naturelle provoque à son tour une détérioration croissante de la qualité du sol. La Conaf reconnaît que, dans la région mapuche, « 75 % des sols productifs présentent des degrés d'érosion dont 98 % sont causées par l'action humaine ». L'étude établit d'ailleurs que « la pauvreté et la vie rurale ont de mauvais effets sur le sol, qui n'est pas soumis au repos et sur lequel on ne cultive que pour les besoins alimentaires immédiats ». De surcroît, un véritable recensement forestier n'a lieu qu'une fois tous les vingt ans ; par conséquent, l'ensemble de ces chiffres doivent être lus à la hausse. « Les entreprises forestières ne produisent pas de ressources au niveau communal et n'aident pas non plus à l'emploi de travailleurs de la région, commente le dirigeant mapuche Adolfo Millabur. Elles ne payent aucun impôt d'aucun type ; au contraire, à travers le décret-loi 701, elles sont subventionnées par l'Etat, qui leur rembourse les capitaux investis en proportion des hectares cultivés... Leurs camions et leurs machines lourdes détruisent les chemins sans aucune considération pour les gens qui vivent ici  (12). »

L'impact de l'exploitation forestière, en réduisant l'espace vital destiné aux cultures d'autosubsistance et en détériorant la qualité du sol, provoque la migration forcée de la population vers les villes - plus de 45 % de la population mapuche, soit 500 000 personnes, vit à Santiago. Il accentue la destruction des rapports des communautés mapuches avec la terre, source de subsistance mais aussi base matérielle de leur mémoire collective. C'est le lieu où gisent leurs ancêtres et où demeurent leurs dieux, mythe fondateur et point de départ de la représentation symbolique, fondement rituel et élément constitutif de leur identité.

Tout en rejoignant l'histoire de cinq siècles de luttes, la marche de milliers de Mapuches de Temuco à Santiago et les manifestations qui l'ont suivie posent ainsi le problème, une fois de plus, de la double défense de la terre et de l'existence des communautés indigènes elles-mêmes. A cette occasion, le gouvernement de la Concertation a agi comme si le conflit ne le concernait pas. Ainsi le ministre de la planification, German Quintana, déclara-t-il que « les Mapuches doivent discuter de leurs problèmes avec les partis politiques et non avec le gouvernement  (13) ». Le président de la République, le démocrate-chrétien Eduardo Frei, refusa de recevoir le dirigeant du Consejo de todas las tierras (Conseil de toutes les terres), M. Aucan Huilcaman, et une délégation qui voulait lui remettre un document contenant quelques propositions pour la solution du conflit.

Luttes circonscrites à une petite région, luttes méridionales sur un continent déjà méridional, luttes en apparence très archaïques  (14). Pourtant, en parlant leur langue, en défendant leur culture et en dessinant de surcroît une piste importante pour trouver les formes d'organisation sociale nécessaires au millénaire qui commence, les Mapuches participent, in actu, aux mêmes luttes que les zapatistes du Chiapas, les paysans brésiliens du Mouvement des sans-terre et celles de l'ensemble de l'espèce humaine pour la survie de la planète  (15).

JAIME MASSARDO.


(1) Punto Final, Santiago, mars 1999.

(2) Emarichiweu ! (« Dix fois nous vaincrons ! »), Communiqué de la Coordination Mapuche Arauco-Malleco, Territoire Mapuche, 27 juillet 1999.

(3) Luis Sepulveda, Patagonia Express, Tusquets editores, 4e édition, Barcelone, 1996, p. 97.

(4) « Araucano » est le nom que donnent les Espagnols et les Chiliens aux Mapuches.

(5) Cf. lois nos 2568 et 2750 sur les divisions des terres communales.

(6) Agence latino-américaine d'information (ALAI), Quito (Equateur), 12 avril 1999.

(7) Cf. Commission économique pour l'Amérique latine (Cepal), « Forest area » in Statistical Yearbook for Latin America and the Caribbean, Nations unies, New York, 1998.

(8) Cf. Nicolo Gligo, « Situacion y perspectivas ambientales en America Latina », in Revista de la Cepal, no 55, Santiago du Chili, avril 1995.

(9) Cf. Cepal, « Forest Area », in Statistical Yearbook for Latin America and the Caribbean, op. cit.

(10) Cf. Cepal, « Quantum indexes of agricultural production » et « Maize production » in Statistical Yearbook for Latin America and the Caribbean, op. cit.

(11) Catastro de Bosque Nativo, Corporacion Nacional Forestal, Santiago du Chili, 1999.

(12) Cf. revue Punto Final, Santiago du Chili, 14 avril 1999.

(13) Cf. La Tercera, Santiago du Chili, 20 juin 1999.

(14) Pour en savoir plus : http://www.soc.uu.se/mapuche

(15) Chaque année, 3,5 millions d'hectares de la richesse forestière de l'Amérique latine, plus de 60 % de la quantité coupée dans l'ensemble de la planète, sont incorporés aux exportations mondiales du bois dit « dur » ( hardwoods). Cf. Bertrand Charrier, Bataille pour la planète, Economica, Paris, 1997.

 



 

LE MONDE DIPLOMATIQUE | NOVEMBRE 1999 | Page 20
http://www.monde-diplomatique.fr/1999/11/MASSARDO/12710.html

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