La terre qui nous rêve

par Camila Pascal


Vision fugace. Entre les plis du chemin apparaissent puis s'évanouissent les eaux farouches du Bío Bío. Je sens que mon coeur va de même : il s'épanouit devant la majesté du paysage puis se recroqueville, se croyant intrus. Je viens, moi, de plus au nord, de la capitale qui a engendré la centrale hydroélectrique de Pangue, ce monolithe de ciment qui interrompt désormais la course sauvage du fleuve. Une cicatrice défigure le visage vierge de la terre.

Le grand Bío Bío descend en chantant de la Cordillère des Andes vers le Pacifique du sud du monde, où il se noie et remonte au ciel. Au firmament il renaît en flot d'étoiles pour alimenter à son tour les fleuves de la terre. Là, il est Wenumapuleufu, le Grand Fleuve du Ciel, que d'autres nomment Voie Lactée. C'est le même chemin que parcourent les âmes des morts.

Il y a cent ans à peine, cette ligne fluviale, 550 kilomètres au sud de Santiago du Chili, délimitait la frontière de la nation mapuche. A la différence de la plupart des peuples originaires du continent, les Mapuche n'ont jamais été vaincus par les Espagnols, mais seulement par les créoles chiliens, à la fin du XIX siècle, au cours de ce que l'on appelle la "guerre de Pacification". Dépouillés de leurs terres, privés de ces vastes espaces où jamais aucune ville n'avait surgi du sol, cantonnés dans d'étroites réserves, leur existence a fini par se dissoudre dans le mythe de l'unité raciale et culturelle du pays. Faute de pouvoir les effacer de la carte, on tenta de leur effacer l'âme : de les assimiler. Les Mapuche, cependant, préservèrent jalousement leur identité, prenant appui sur l'organisation communautaire, le rituel spirituel et la pratique de leur langue, le mapudungun.

Ils sont, et le savent, les descendants d'un peuple qualifié par certains de militaire par excellence. La pratique incessante de la guerre, la longue résistance opposée aux forces de la conquête, la maîtrise de techniques éprouvées de guérilla et l'héroïsme naturel de ces hommes ont gravé dans la mémoire historique du pays la haute figure du guerrier mapuche. Jusqu'à mon enfance exilée à des milliers de kilomètres du Chili résonnait l'écho de la geste de Lautaro et Caupolican, les plus grands.

...Elle nourrit hommes si valeureux,

tant superbes, gaillards et belliqueux

que jamais roi ne les a gouvernés

ni étranger n'a pu les dominer.

Ainsi Alonso de Ercilla décrivait-il les Mapuche au moment où le monde européen abordait à peine aux vallées de l'Araucanie.

"S'il n'y eut jamais de pouvoir central, explique le poète Leonel Lienlaf, c'est dû au sens de la liberté." La structure sociale mapuche n'en vint jamais à former un régime de type seigneurial. L'organisation était centrée sur la famille, unique institution sociale permanente. Une famille large, complexe, patrilocale. C'étaient les chefs de chaque groupe ou tribu, les lonkos, qui réglaient les conflits. Les communautés, quand elles devaient faire face à des guerres de grandes proportions, s'unissaient et élisaient les chefs militaires suprêmes au cours d'assemblées publiques des hommes.

"Il ne faut pas oublier, dit le poète, que ce sont justement les peuples les plus "primitifs" du grand sud, ceux qui semblaient n'avoir pas d'organisation politique, qui ont pu résister trois cent ans à la conquête, parce qu'ils avaient un concept de liberté différent. L'ordre hiérarchique établi par les hautes civilisations américaines était similaire à celui de l'Europe et les conquérants occupèrent aisément cet espace de pouvoir".

Quand j'ai rencontré Leonel Lienlaf, au cours d'un débat sur la lutte des indiens pour la terre, j'ai été frappée de la dissonance entre les courbes enfantines de son visage et une nuance d'ironie ancienne ancrée dans son regard. Il portait un manteau rapé couleur de terre et semblait pressé d'en avoir fini avec tous ces blancs de bonne volonté. Sans perdre de temps, il commença par déclarer que le peuple mapuche existe encore et qu'il faut avant tout rectifier les mensonges de l'Histoire à son sujet.

On dit que l'indien est paresseux, qu'il n'aime pas travailler, que là est la cause réelle de sa misère. La vérité est que des terres trop exiguës ont rejeté vers la ville 80% du million de Mapuche du Chili. Chez des gens pour qui la relation à la terre est le fondement de tout - gens de la terre, tel est le sens du mot "mapuche"- la ville creuse au fond de l'âme la gangrène du déracinement.

Lionel Lienlaf est l'un d'eux, bien qu'il soit né sur les falaises lafkenches de la côte, à Alepué. Loin de chez lui, au pensionnat des capucins de Temuco, le besoin de rester proche des siens l'a poussé à écrire. C'est la nostalgie qui donna naissance à son premier livre, Se ha despertado el ave de mi corazón,* recueil de poésie qui reçut en 1990 le Prix Municipal de Littérature et qui le conduisit, à dix-neuf ans, à la capitale.

Aujourd'hui, le mouvement mapuche vit un processus de restructuration autour de revendications et de la défense du territoire, mais surtout contre la perte de la mémoire et de la culture, m'explique Leonel Lienlaf. "C'est une lutte contre l'oubli : pas contre l'oubli des autres, mais contre notre propre oubli de nous-mêmes."

Au cours du débat, il a parlé d'une conscience différente qui fait que le Mapuche lit un message dans le vol d'un oiseau. je m'en souviens, et questionne : quelle est cette conscience? Il y a des formes d'enseignement qu'on ne peut effacer, répond le poète. "Si tu dis à un Mapuche que la terre bouge et parle, il le comprendra même s'il ne se considère plus comme mapuche. Cela ressort à une conscience qui vient de bien plus loin et de bien plus profond. C'est pour cela que notre lutte n'est pas seulement terrestre, en termes de réalités concrètes, c'est aussi une lutte spirituelle. En disant terre, je dis langue. Je ne dis pas seulement le mot mais aussi tout le contenu sacré qu'il implique. Je dis terre et je nomme ainsi les esprits qui l'habitent. C'est justement ce qui se passe dans le Haut Bío-Bío. Il ne s'agit pas seulement d'un problème de terres, mais avant tout de ce que la terre n'est pas une marchandise. Il y a en elle une histoire qui ne se réduit pas à l'histoire humaine. Cet arbre qui t'a vu grandir est une histoire, une vie."

Les Mapuche changent de nom selon qu'ils sont de la côte, de la vallée, de plus au nord, ou du sud. Ceux qui habitent la Cordillère sont les Pehuenche : les gens du pehuen, ou araucaria, conifère antique, fossile vivant. Certains araucarias ont plus de mille ans de vie sous leur écorce. C'est seulement dans la forêt australe du Chili, au-dessus de 900 mètres d'altitude, que pousse ce pin gigantesque, grand mât témoin des temps qui déploie sa voilure d'épines contre le vent et la neige.

L'araucaria est la mère de ces montagnards des Andes. Là où il n'y a pas de cultures, son fruit, le pignon, est l'aliment fondamental. On le mange cru, cuit, en farine, en ragoût : il y a plus de cent façons de le préparer. A la fin de l'été et pendant l'automne, les Pehuenche montent le cueillir sur les hautes pentes de la Cordillère; l'hiver, ils redescendent près des rivières et des lacs, dans les zones basses. Une autre partie importante de leur activité est l'élevage.

En raison de son climat trop dur et des difficultés d'accès, cette région n'a intéressé ni les colonisateurs ni, après eux, les créoles. Les conflits de territoire n'ont commencé qu'au début du vingtième siècle, mais à partir de la dictature militaire ils se sont rapidement aggravés du fait de l'expansion de l'exploitation forestière. Depuis lors le "dévorement" de la forêt native avance au rythme des ambitions des compagnies forestières. C'est alors, et avant que soit décrétée en 1990 l'interdiction absolue d'abattre le pehuen, que les Pehuenche oubliés, défendant leurs terres et leurs araucarias, réapparurent aux yeux du pays.

Ce sont les mêmes qui affrontent aujourd'hui l' ENDESA (Entreprise Nationale d'Electricité), ancienne entreprise publique privatisée pendant la dictature et devenue l'une des plus puissantes entreprises du Chili. Une poignée de femmes et quelques hommes bloquent les travaux préliminaires de la construction de la centrale électrique de Ralco. La réalisation du projet, qui comprend la construction de six grands barrages sur le Haut Bío-Bío, entraînerait l'expulsion des communautés de Ralco Lepoy et Quepuca Ralco. Les eaux submergeraient terres et maisons, affectant directement 92 familles, près de 500 personnes.

L'impact sur l'environnement serait énorme, pas seulement dans le Haut Bío-Bío mais aussi en aval et jusque dans la zone de pêche du golfe d'Arauco. "Le projet revient à s'emparer d'un bassin fluvial prodigieux et à le réduire en pièces", explique un membre du Groupe d'action pour le Bío-Bío. "Au point de vue écologique, c'est une frontière biorégionale située au centre du pays. Il y a une faune et une flore uniques au monde. Déjà, la centrale de Pangue a causé de graves dommages, et avec Ralco, ce serait la fin. Ce sont quatre mille hectares de cet écosystème exceptionnel qui seraient inondées."

La construction de la première centrale, Pangue, autorisée quand l'actuelle Loi Indienne n'existait pas encore et inaugurée en 1996 par le président Eduardo Frei, présageait de la situation actuelle : chaque fois que les rapports ou les sentences de justice étaient contraires aux intérêts d' ENDESA, les critères changeaient et les décisions devenaient favorables. Depuis 1989, les communautés mapuche du Haut Bío-Bío ont constamment exprimé leur refus de ce nouveau mégaprojet hydrologique. L'enjeu n'est pas seulement la disparition de leurs terres sous les eaux, mais la réelle possibilité de disparition de leur peuple.

Déporter une partie de la population indienne loin de ses terres ancestrales signifie la couper de tout un réseau d'interrelations culturelles, religieuses et économiques. Autrement dit, de sa forme traditionnelle de vie : ces modes d'utilisation et d'adaptation au milieu naturel forgés et transmis durant des siècles. Une fois les cimetières ensevelis sous 150 mètres de modernité liquide, et avec eux les espaces naturels consacrés aux cérémonies religieuses, le lien quotidien et spirituel que les Mapuche entretiennent avec leurs ancêtres serait brisé. Ils ne perdraient pas seulement les terres basses, proches du fleuve, mais aussi les hautes terres et les forêts d'araucarias desquelles leur survie dépend.

-Pourquoi? Parce que mon grand-père, mon père, ma mère, qu'ils reposent en paix, sont ici. Ce sont les racines. Je suis forte, ici. Je suis forte, si forte, vous ne savez rien de moi. Alors, je vous dis d'enlever les machines. Ecoutez bien ce que je vous dis ici, si vous n'écoutez pas, cette nuit même, je le saurai, dans mes rêves.

Elle s'interrompt avec un geste d'irritation et continue dans sa langue, on dirait qu'elle chante. Les autres rient. Du haut de son mètre et quelque de taille, avec son tablier fleuri, le mouchoir qui couvre sa tête et encadre la ligne dure des sourcils et de la vieillesse, doña Nicolasa Quintremán apostrophe le président de la Commission des droits de l'homme de la Chambre des Députés. Celui-ci, visiblement embarrassé, invite les huit personnes qui refusent de quitter leurs terres à une réunion télévisée au Parlement. Une autre femme, plus jeune et robuste, l'interrompt :

-Pardon, mais nous ne sommes pas seulement huit familles. Nous sommes bien plus, nous sommes l'organisation de la majorité des gens. Tout le monde, tous les mapuche et les Pehuenche. Tous nous sommes du même sang, ici.

-C'est comme ça, continue une troisième, nous avons déjà dit et répété "non à Ralco" bien des fois. Et nous répétons encore, Non à Ralco! Regardez le soleil comme il brille et chauffe, c'est parce que nous disons "Non à Ralco", parce que nous défendons nos droits. C'est un miracle pour nous aider, nous tous, celui qui est winka comme celui qui n'est pas winka. "

C'est vrai, c'est une journée d'hiver claire et même chaude pour la saison. Nous sommes dans la communauté de Ralco Lepoy. ce n'est pas un village ordinaire de maisons collées les unes sur les autres. Ici, les logements poussent dispersés, de grands espaces protègent l'intimité quotidienne de chaque famille.

D'un côté du chemin de terre, une conférence de presse s'improvise. Les députés se déclarent satisfaits, le lonko José Antolín Curriao dénonce le harcèlement policier et remercie chacun de sa présence : les députés, les travailleurs de la délégation de Santiago, les jeunes étudiants volontaires et les peñis frères mapuche venus d'autres régions. Les mots indiens résonnent, et le cri répété, "Marichiweu!", "Dix fois nous vaincrons", ou, c'est pareil : dix fois nous multiplierons les forces, dix fois nous sommes en vie, dix fois nous lutterons...

Ces mêmes femmes au front sombre, aux gestes irrités, je les ai vues plus tard autour du feu du foyer. Entre les enfants, les belles-filles, le service des hommes, elles conservaient ce regard taciturne. Des yeux qui examinent, et puis qui rient. Doña Pancha veut savoir d'où vient mon châle, ce tissage violet intense, si joli. Elles aussi tissent la laine de leurs brebis. Je lui raconte que c'est l'ouvrage d'autres femmes indiennes d'un autre pays lointain. Elle sourit, remue le ragoût de pommes de terre dans la marmite. Un jeune homme, assis à table, son fils sur les genoux, demande: "quel engagement sens-tu auprès des Pehuenches?", comme s'il me demandait, "je peux compter sur ta parole?" Je me souviens que winka, qui désigne d'abord l'homme blanc, celui qui n'est pas indien, peut aussi vouloir dire "celui qui a perdu la valeur de sa parole", "celui qui trompe toujours".

La pauvreté des Pehuenche sert d'argument à ENDESA pour légitimer la construction de la centrale : elle apporterait le développement aux familles du secteur en leur offrant une meilleure qualité de vie et des emplois. Leur intérêt , affirme l'entreprise, est d'accepter sans "ressentiment"(sic) ce qu'on leur offre en échange de leurs terres. Seulement, les parcelles proposées, bien qu'elles englobent effectivement une surface plus grande que celle des terres affectées, sont impropres à l'agriculture, l'araucaria y est pratiquement absent et les conditions climatiques sont inadaptées.

Le soutien public du président Eduardo Frei et l'approbation de l'étude d'impact expliquent l'arrogance des réactions d'ENDESA. Sûre que plus rien ne peut empêcher la réalisation du projet, elle a entamé les travaux préliminaires, la construction des routes, sans avoir de permis. Pourtant, tant que la Corporation de développement indien (CONADI) n'a pas approuvé l'échange des terres, elles restent protégées par la Loi Indienne. En août 1998, le directeur national et deux des conseillers de la CONADI, dont les prises de position laissaient prévoir un rejet des promesses juridiques engagées par ENDESA, et par conséquent de la construction de la centrale, sont remplacés.

Des habitants des communautés et les avocats de la CONADI affirment que l'accord des 84 familles (sur un total de 92) qui ont accepté de quitter leurs terres a été obtenu par la compagnie d'électricité de façon frauduleuse. La plupart ont accepté par résignation. Dans des entretiens filmés, ils racontent que des gens de l'entreprise leur ont affirmé que le barrage serait construit de toutes façons, qu'ils avaient le soutien du président Frei, et que s'ils refusaient, ils risquaient de perdre leurs terres sans rien avoir en échange. Les menaces, l'invasion des terrains, l'usage clientéliste de l'aide alimentaire, sont quelques-uns des moyens de pression utilisés.

Si le conflit ne peut se résoudre par l'amélioration des conditions de l'échange de terres. ENDESA ira devant les tribunaux pour démontrer, au nom du principe de prééminence, que la Loi Electrique est plus importante que la Loi Indienne. Cette loi, votée en 1993, reste très en-dessous de ce qu'ont pu obtenir d'autres peuples d'Amérique Latine. Les mapuche, à l'époque, l'avaient rejetée, mais aujourd'hui ils la défendent; au contraire, son grand défenseur d'antan, le gouvernement chilien, s'obstine à la violer. Le type de relation entre ce dernier et les peuples indiens s'en trouve mis en question. Apparemment, le patron historique de négation de l'autre et d'imposition de la volonté du plus fort reste dominant.

Les organisations mapuche dénoncent à l'ONU le fait que, loin de profiter aux plus pauvres du pays, la réalisation d'innombrables mégaprojets, l'expansion urbaine, l'exploitation forestière, la privatisation de zones côtières et de leurs eaux, etc, les enfonce davantage encore dans la misère et provoque d'énormes problèmes sociaux et culturels.

"Cet arbre possède tronc et racines, les racines les plus profondes, et nous sommes les racines et le tronc de ce vieil arbre." Ces mots de Mauricio Meliñir, qui a dirigé la lutte de la communauté de Quinquén pour sauvegarder ses terres et sa forêt d'araucarias, à la source même du fleuve Bío Bío, prennent toute leur force quand on comprend que la lutte pour l'arbre est aussi la lutte de la race elle-même menacée d'extinction. Aussi, pour lui, comme le répètent encore les anciens, les jeunes, le poète, le plus important en plus de la terre est de préserver la langue, base de la culture et de la spiritualité.

"La première manifestation de création et de recréation est la langue. Le mapudungun, la langue mapuche, est idéographique. C'est pourquoi il n'a jamais été écrit, il se crée à mesure qu'on le parle parce qu'il se comprend en termes d'idées, non de mots exacts", explique le poète. "Les mots s'unissent, se défont, il se crée un mouvement de langage qu'on ne peut figer dans une règle. Si quelqu'un cherche à traduire mot à mot, il ne va rien comprendre. Le mapudungun est encore, avant tout, un processus de communion spirituelle."

Je le revois, ce premier jour, déclamant en mapudungun un de ces poèmes aux résonances presqu'orientales. La coutume, précisait-il, exigeait que l'on chante le poème. Il ne chanta pas, il se contenta de le réciter à nouveau, en espagnol:

"Se ha despertado el ave de mi corazón

extendió sus alas

y se llevó mis sueños para abrazar la tierra."*

"Pour le peuple mapuche je ne suis rien d'extraordinaire, pas même un poète, parce le peuple mapuche est poétique, sa langue est poésie", affirme Leonel Lienlaf. Pour lui, le langage de la civilisation européenne a évolué davantage, mais seulement au point de vue matériel. "C'est pour cela que les poètes sont vus comme de grands personnages, parce qu'ils parviennent à faire avec le langage ce dont le commun des mortels est incapable , mais chez les mapuche, c'est différent." Il s'interroge, se répond: "Quel sens cela a-t-il, alors, que j'écrive de la poésie en mapudungun? Ecrire quelque chose qui ne peut s'écrire, d'abord, et aussi, tenter de faire passer ce langage en espagnol."

C'est autour de sa langue que s'agglutine la société mapuche. La langue concerne la totalité de sa culture : elle renferme les coutumes, la religion, la philosophie. En général, les mapuche sont bilingues mais ils préfèrent parler le mapudungun : la langue de la terre. Car il n'y a pas que l'homme qui parle. Parlent la pierre et l'oiseau, parlent les forêts et les fleuves; les rêves et les ancêtres, le sang et le coeur parlent. C'est une perception différente du monde, née de la certitude que les gens et la terre sont un tout inséparable. "Nous sommes le rêve de la terre; c'est elle qui nous rêve. L'univers est une union de rêves", écrit le poète, et il raconte cette légende:

"Il y eut un temps où quelque chose se troubla dans l'équilibre de Ngenechén, celui qui gouverne les hommes". Celui-ci lança dans le vide une partie de lui-même, qui alla s'écraser. Quelque chose tomba. Alors, la part féminine de Ngenechén alla réveiller le fils qui était né. La femme se met à réveiller cet être, qui est l'Univers : les mains, les pieds, chaque partie de l'être qui s'éveille forme peu à peu ce que nous voyons aujourd'hui. Tout ce qui est palpable. Mais elle oublie de réveiller le coeur, et il lui faut s'éveiller seul. On dit que c'est de là que l'homme est né. Aussi l'homme doit-il chercher, parce qu'il est en retard sur les autres créatures de l'Univers. Il a une conscience moindre, bien qu'il se croie supérieur, qu'il croie avoir plus d'intelligence. Et s'il est plus intelligent, c'est par nécessité : il a dû s'éveiller seul. C'est pourquoi l'être humain commet autant d'erreurs : parce qu'il s'éveille à peine."

La cosmovision des Mapuche part de la conception duelle et complémentaire des forces de la Création et repose sur le principe de réciprocité universelle. Ngenechén, plus que Dieu, est celui qui représente l'harmonie parfaite. Chez lui, comme chez l'homme, comme dans chaque représentation de la nature, se conjuguent aspects lumineux et obscurs. C'est pourquoi Ngenechén n'est pas un : il est Père et Mère, Fils et Fille. Il est ce qui est bon et ce qui est mauvais. Un vieillard mapuche l'explique ainsi :"Un Seigneur et une Maman, c'est tout ce que nous avons. Alors, le sort doit être toujours pair. ¿Ne vois-tu pas que nous avons deux mains pour travailler, deux pieds pour marcher, et que quatre est tout ce que nous pouvons toucher?"

Energies opposées et complémentaires qui, dans leur recherche de l'équilibre, engendrent cette existence. Le peuple mapuche comprend la Création comme un processus d'évolution continu qui, parvenu à un climax, doit alors se restructurer pour pouvoir continuer à croître. Le Wüdan est ce changement qui renverse l'ordre régnant.

Un antique récit mapuche raconte que Kai Kai, le serpent tellurique, fit sortir la mer, ou pleuvoir au point de provoquer de grandes inondations. Devant l'avancée des eaux, Tren Tren, le mont, où une poignée d'humanité avait trouvé refuge, grandit, grandit, jusqu'à rétablir l'équilibre.

Les mapuche d'aujourd'hui pensent que nous sommes de nouveau parvenus à un climax, que le système dominant est aux limites de la convulsion. La loi de réciprocité ne fonctionne plus : l'homme vit en opposition à la nature, il veut en tirer le plus possible sans rien lui rendre. Le Wüdan est proche. C'est ce que disent leurs rêves, et c'est à travers les rêves que le sacré se manifeste. Il s'agit d'une religiosité profondément ancrée dans l'inconscient. Elle n'a pas besoin de temples; elle ne personnifie pas Dieu; il n'y a pas de frontières entre la vie nocturne et la vie diurne. La Machi, la femme chaman, reçoit l'appel de sa charge en rêve; et c'est dans les rêves que les ancêtres rappellent aux vivants leurs obligations morales et rituelles, car ainsi l'exige, pour donner ses fruits, la terre.

"C'est la consistance même de cette vie qui est en jeu", écrit le poète chilien Raul Zurita. "La société occidentale, aveugle et dominatrice, en contraignant les peuples indiens à l'affrontement ou à la perte progressive de leur culture propre, à leur anéantissement comme entité collective, se perd aussi elle-même. L'homme perd les dimensions plus vastes de l'air qui l'accompagne, du ciel, des marées. Quand il n'y aura plus rien à faire et que les hommes de la terre parleront tous une langue unique, quand ils auront oublié la voix du pehuen et celle de l'oiseau et qu'ils n'entendront plus que le caquètement des pondeuses dans une usine, ce jour-là, ils regretteront."

 

Camila Pascal

Mexico, décembre 1999

Retour