Procès antiterroristes pour des indigènes réclamant des terres au Chili

 

 

par Fabien Le Bonniec

Collaborateur au Programme de Droits Indigènes - Temuco - Chili

Doctorant en anthropologie sociale à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales - Paris

 

 

 

Aurions-nous l’idée d’appliquer la loi antiterroriste contre les supposés auteurs d’un incendie de forêt dans le sud de la France, et de les condamner à une peine de réclusion de 10 ans et un jour, accompagnée d’une amende colossale ? C’est ce qui vient d’arriver à cinq personnes vivant dans des communautés indigènes du sud du Chili, qui, accusées d’avoir participé à l’incendie d’une propriété forestière durant le mois de décembre 2001, ont dû subir un procès antiterroriste qui s’est déroulé à Angol, du 27 juillet au 22 août 2004, et qui a abouti à une condamnation de 10 ans et un jour de prison et le paiement d’une amende de 425 millions de pesos (environs 65.000 euros).

 

 

Voilà maintenant une dizaine d’années que l’on assiste au Chili, ainsi qu’en Argentine, à un renouveau politique et culturel chez les Indiens mapuches, dont la population est estimée à environ un million de personnes au Chili et 60.000 en Argentine. Ce phénomène s’est notamment caractérisé par la réaffirmation de revendications foncières accompagnées de demandes politiques aspirant à certaines formes d’autodétermination et d’autonomie. Encore loin de prétendre à tout séparatisme ou nationalisme exacerbé, les Mapuche du Chili demandent seulement une participation en tant qu’acteurs à la vie politique, économique et sociale du pays, ainsi que la récupération et l’administration des ressources naturelles et culturelles situées sur une partie de leur territoire historique qui a été réduit de 90 % en l’espace d’un siècle.

 

Il faut en effet savoir que la guerre de "pacification" (1869-1883) qui leur a été menée par l’Etat chilien, puis la mise en réserves (1883-1929) des familles mapuches réduites militairement, se sont traduites par leur appauvrissement et leur marginalisation. Cette situation n’a fait qu’empirer jusqu’à aujourd’hui, et cela malgré la politique d’assistanat mise en place par les différents gouvernements chiliens post-dictature qui, lamentablement, se sont illustrés pour avoir maintenu une grande partie des privilèges et des politiques économiques et sociales hérités du régime militaire. C’est dans ce contexte d’apparent retour à la démocratie que les Mapuche ont pensé pouvoir enfin faire entendre leurs voix tues par un peu plus d’un siècle de colonialisme interne. Malheureusement, beaucoup ont été déçus par les promesses non tenues des gouvernants, et les limites et échecs de l’application des politiques indigènes se basant sur une loi qui leur était destinée (1993) et qui a déjà été bafouée et violée à plusieurs reprises au profit de grandes multinationales. Le cas le plus connu est sûrement celui de la construction contestée d’un barrage hydroélectrique en territoire Mapuche-Pehuenche par l’entreprise d’origine espagnole ENDESA, provoquant un déplacement forcé d’une centaine de familles et l’inondation, en toute impunité, de cimetières indigènes.

 

Certaines communautés et organisations ont alors décidé de s’attaquer directement à ceux qui avaient envahi leur territoire et qui symbolisent la compromission des pouvoirs politiques et économiques : les multinationales du bois (occupant plus de 1,5 million d’hectares en territoire historique des Mapuche) et les puissants latifundistes d’origine européenne qui maintiennent depuis le début du XXe siècle des relations de vassalité avec les communautés mapuches qui avoisinent leurs grandes propriétés. Fruit de longues discussions et réflexions, les organisations et communautés mapuches ont alors esquissé de nouveaux dispositifs revendicatifs pour contrecarrer ces pouvoirs politiques et économiques. Le pragmatisme de certains dirigeants les a fait opter pour des modes d’action montrant leur détermination et s’adaptant à leurs nécessités économiques et culturelles immédiates.

 

Peu à peu, on va voir se multiplier les récupérations de terres dans le sud du Chili, pratiquées par des communautés et soutenues par des organisations. Elles consistent à venir s’installer sur un terrain revendiqué par la communauté et de se l’approprier culturellement (pratique de cérémonies religieuses mapuches) et productivement (coupes d’arbres, semences et récoltes de blé). Ces différentes pratiques sont toutes deux aussi importantes, puisque la première doit assurer protection et fertilité à la seconde. Celle-ci devient une opportunité pour améliorer considérablement leurs conditions de vie, vu la situation socio-économique de la plupart des communautés : avec le bois des eucalyptus et de pins coupés, on se fait un foyer digne et chaleureux, tandis que le blé est souvent transformé en farine indispensable pour faire le pain à la base de la nourriture quotidienne.

 

Les récupérations de terres ont été, dès le début des années 90, fortement réprimées par les gouvernements "démocratiques", appliquant la "loi de sécurité intérieure" et condamnant, en 1992, 144 paysans mapuches pour association illicite et usurpation de propriétés... À partir de 1997, on voit se développer les affrontements opposant les Mapuche revendiquant leurs droits territoriaux aux forces policières, milices privées et gardes forestiers, générant un climat de violence au sein des communautés. Les récupérations de terres se multiplient au même rythme que les expulsions et arrestations violentes... Les gouvernements créent diverses instances de "dialogue " tout en réprimant et emprisonnant, refusant la discussion avec les communautés qui pratiquent les récupérations de terres. Des sommes phénoménales d’argent, provenant notamment de la Banque interaméricaine du Développement, sont versées aux communautés sous forme de microprojets, mais sans donner de solution à un conflit qui est avant tout politique et foncier. On assiste ainsi à un inquiétant phénomène de « judiciarisation » des revendications politiques et territoriales mapuches se soldant par le passage dans les prisons et la mise en examen de plus de 300 personnes durant ces cinq dernières années, la condamnation d’une majorité et l’usage abusif de la violence par les forces de l’ordre aboutissant notamment au meurtre d’un jeune Mapuche de 17 ans, Alex Lemun, par un carabinier, lors d’une récupération de terre.

 

Lorsque des attaques et incendies ont lieu sur des terres revendiquées, on désigne tout de suite du doigt les communautés qui les réclament. Le seul fait de revendiquer des propriétés devient alors un délit soumis à l’application de lois spéciales. La presse, la meilleure représentante des intérêts des entreprises forestières et des latifundistes, participe à ce processus de criminalisation en soutenant les hommes politiques de tous partis et incitant l’opinion publique à condamner les revendications et actions mapuches comme des actes délictuels et terroristes mettant en péril l’unité du pays... Si ces discours ont des relents de ceux venus d’Amérique du Nord sur la lutte contre le terrorisme, il faut cependant signaler que le début d’application de lois spéciales et antiterroristes - édictées durant la dictature - contre des Mapuche revendiquant leurs terres date d’avant septembre 2001.

 

C’est donc dans ce contexte qu’a eu lieu le procès Poluco Pidenco, du nom d’une propriété forestière appartenant à l’entreprise Forestal Mininco S.A. ayant subi un incendie en décembre 2001. Le gouvernement chilien a eu une grande influence durant ce procès en occupant la place de plaignant (à travers le Ministère public et la sous-préfecture de Malleco), de témoin (Jorge Vives, chef de cabinet du sous-secrétariat de l’Intérieur est venu témoigner du caractère "terroriste" de l’incendie) et évidemment de promoteur de l’application d’une sentence exemplaire contre ceux qui ont osé "menacer des intérêts privés au Chili". Outre l’existence de cette forte pression politique, la présence de témoins protégés et payés a remis en cause la possibilité d’un procès équitable. Du côté des accusés, seuls 5 des 11 inculpés se sont présentés durant le procès, les 6 autres ne voulant pas participer à ce qu’ils qualifiaient de "farce politico judiciaire"... Des 5 personnes présentes durant le procès, toutes ont plaidé leur innocence. Patricia Troncoso est certainement l’une des "activistes" les plus emblématiques de ces inculpés. Elle a déjà passé près de 2 ans en prison notamment pour une affaire pour laquelle elle a été acquittée. N’étant pas Mapuche, elle a vécu durant de nombreuses années dans des communautés qu’elle a soutenues quand celles-ci ont décidé de récupérer leur terre, fait qui lui est reproché aujourd’hui. Lors de son précédent emprisonnement, elle avait maintenu une grève de la faim de 55 jours, d’où elle était ressortie fortement affaiblie et avec des séquelles physiques irréversibles. Connu pour son rôle de werken - porte-parole - de la Coordinadora Arauko Malleko, José Huenchunao écope aussi d’une peine de 10 ans et un jour. Il a été reconnu coupable comme auteur intellectuel de l’incendie terroriste, alors que plusieurs personnes ont témoigné de sa présence dans une autre région au moment de l’incendie. Juan Ciriaco Millacheo, lonko - autorité traditionnelle - de la communauté de Chekenko et les frères Juan Patricio Marileo et Florencio Jaime Marileo de la communauté de San Ramón ont également été reconnus coupables et condamnés aux mêmes peines.

 

Reste la question initiale : pourquoi appliquer une loi antiterroriste pour l’incendie d’une propriété privée ne faisant aucune victime et où il n’y a eu aucun usage d’arme... Cette question est d’autant plus légitime que des personnalités politiques telles que le Président de la République ou le Ministre de l’Intérieur ont déclaré publiquement, ces dernières années, que le terrorisme avait été éradiqué au Chili... Pourtant, durant ces huit dernières années, à une exception près, les gouvernements "démocratiques" chiliens ont appliqué, à plusieurs reprises, la loi anti-terroriste (loi 18.314) exclusivement pour des faits en relation avec le conflit territorial mapuche. Durant le mandat du président "socialiste", Ricardo Lagos (2001-2004), parmi les 66 plaintes déposées contre des dirigeants, membres de communautés et sympathisants de la cause mapuche dans le cadre du conflit territorial, la loi anti-terroriste a été requise à six occasions. Les revendications politiques et territoriales mapuches actuelles impliquent une réécriture de l’histoire qui violente symboliquement les représentations et intérêts de ceux qui considèrent les Indiens comme des "résidus" et dont la puissance économique et politique est due, en partie, à l’exploitation des terres fertiles aujourd’hui revendiquées par les communautés du sud du Chili. L’application de la loi antiterroriste constitue une réponse de la classe dominante pour sanctionner ceux qui remettent en cause les principes inscrits dans la sacro-sainte Constitution du pays tels le respect de la propriété privée ou l’unité de la Nation.

 

Tandis que juges d’instruction, procureur et gouvernement jubilent à la suite des dernières condamnations qui ont été accompagnées de lourdes peines, latifundistes et entrepreneurs continuent de dénoncer le climat d’insécurité régnant, réclamant encore plus d’efficacité et de fermeté pour combattre ceux qui menacent leurs propriétés. Reste le goût amer que gardent tous ceux qui, au Chili et dans le monde, ont osé penser que 14 années après la fin du régime militaire, une justice impartiale, sans loi antiterroriste, ni pression politique ou faux témoin, était possible pour les Mapuche.

 

Les condamnations et emprisonnements successifs de chefs traditionnels et membres de communautés montrent que le débat – érigé en véritable lutte symbolique – et ouvert sur un pan de l’histoire du Chili marquée par la spoliation et la négation de ses populations indiennes, reste dominé par une élite chilienne peu prompte à reconnaître les droits territoriaux et politiques au peuple mapuche. Les diverses condamnations et recommandations exprimées par des organisations internationales (Fédération Internationale des Droits de l’Homme, Organisation Mondiale contre la Torture, Amnesty International, Organisation des Nations Unies, Association Américaine de Juristes, Human Rights Watch) sur la violation des droits de l’Homme en territoire mapuche, ne semblent pas mettre en émoi les autorités politiques chiliennes qui continuent à faire la sourde oreille à la pression internationale. Pourtant, la criminalisation de la demande politique et territoriale mapuche ne peut être une solution à long terme. Elle mène à une impasse et ne peut aboutir qu’à une bipolarisation du conflit au sein même de la société mapuche - d’un côté les « bons » collaborant aux politiques de l’Etat, et de l’autre les « violents » récupérant des terres - et une escalade de la violence dans le sud du pays. L’opinion publique internationale, tout comme l’opinion chilienne, ne pourront pas rester insensibles à cette situation. Et le Chili risque d’avoir de plus en plus de mal à camoufler ces violations des droits de l’Homme derrière l’organisation de célébrations de héros nationaux (tels qu’Allende ou Neruda) aux idéaux d’humanisme et de tolérance aujourd’hui bafoués.

 

 

 

14 septembre 2004