La croisade maccarthyste du procureur Ljubetic

Par Sergio Grez Toso, historien

“Hegel a dit quelque part que tous les grands événements et personnages de l’histoire universelle apparaissent, semble-t-il, deux fois. Mais il a oublié d’ajouter qu’une fois c’est dans la tragédie et l’autre dans la farce” (Karl Marx).

La tragédie

Le Sénateur de l’État du Wisconsin, Joseph McCarthy était un personnage dont la trajectoire était obscure jusqu’à ce qu’en 1950 il accuse publiquement 205 fonctionnaires du Département d’État des États-Unis d’être des communistres infiltrés. Dans le climat de la ”Guerre Froide” de ces années-là, cette action et d’autres sembables lui valurent une éphémère notoriété, bien supérieure à ses rares mérites personnels. En 1953, il fut nommé président de la Sous-Commission Permanente d’Enquêtes du Sénat où durent comparaître de nombreux fonctionnaires de l’administration nord-américaine. Depuis son poste, McCarthy élargit sa croisade enfiévrée et exerça une grande influence sur la “Commission des Activités anti-américaines”, organisme dépendant de la Chambre des Représentants qui avait déjà réalisé son propre travail d’inquisition depuis la fin de la décennie antérieure. Des centaines de membres du gouvernement, de l’administration et des forces armées furent accusés par McCarthy de professer l’idéologie communiste.

Les dénonciations les plus absurdes, des procès irréguliers, des listes noires de suspects et d’autres caractéristiques dignes de la “chasse aux sorcières” contribuèrent à créer un lourd climat politique aux États-Unis. Mais McCarthy alla trop loin. En 1954, il accusa le Secrétaire de la Défense de couvrir des activités d’espionnage étrangères. C’est là que le Président Eisenhower et d’autres leaders républicains se retournèrent contre lui. Cette année-là, McCarthy fut censuré et la retransmission télévisée d’une audience du Sénat contre des officiers de l’armée pour de présumées activités communistes finirent par le discréditer et l’isoler complètement. Son alcoolisme chronique l’amena à mourir de cirrhose et d’hépatite en 1957, à l’âge de 48 ans. L’unique “héritage” historique de McCarthy est d’avoir laissé son nom pour désigner les persécutions paranoïaques de certains pouvoirs d’État à l’égard de leurs opposants politiques et la violation des droits civiques au nom de la sécurité nationale.

La farce

Le “maccarthysme” a trouvé des émules dans différents lieux. Le Chili n’est pas l’exception. Pendant la dictature pinochetiste, la “chasse aux sorcières” anticommuniste et antigauche a atteint des niveaux de paroxysme. Ceux qui étaient porteurs du “cancer marxiste” devaient être dénoncés, persécutés et exterminés. On supposait que l’avènement de la démocratie mettrait totalement fin à ces pratiques. Profonde erreur. Depuis plusieurs années, l’État chilien a eu pour seule réponse à la lutte des Mapuche pour la récupération de leurs terres ancestrales des perquisitions policières dans les communautés, des arrestations, des maltraitances de toutes sortes, des tortures y compris des assassinats de ses membres. À cela s’est ajoutée l’action “légale” des procureurs spéciaux qui persécutent judiciairement les militants mapuche. Ces procureurs qui agissent comme McCarthy en montant des accusations sans fondement dont ils se vantent avec un zèle paranoïaque. C’est de cette façon qu’ils essaient de donner un peu de relief et de notoriété à leurs tristes carrières professionnelles et, au passage, flattent le pouvoir pour obtenir une promotion.

Parmi ces personnages, on remarque, pour ses incohérences, son comportement fébrile et sa faiblesse pour la figuration médiatique, le procureur régional de l’Araucanie, Francisco Ljubetic. L’an dernier, ce fonctionnaire a annoncé à la presse que des militants de la Coordinadora Arauco Malleco (CAM) auraient reçu une instruction militaire à l’étranger, particulièrement en Colombie, en insinuant de possibles liens avec les FARC. Tout au conditionnel. Quelles sont ses preuves ? Sans scrupule, ce procureur dit qu’il y a des membres de communautés mapuche qui ont voyagé dans des pays tels que le Pérou, la Bolivie, l’Equateur, la Colombie, Cuba et le Venezuela, et, parmi eux, le dirigeant de la CAM, Hector Llaitul, actuellement détenu à Concepcion. Dans d’autres entretiens, Ljubetic a assuré que la CAM recrutait des étudiants universitaires avec une “sélection très minutieuse” et que quelques Basques, liés indirectement à l’ETA, avaient rendu des visites dans les communautés de Temucuicui et de Yeupeko, mais qu’ils ne seraient pas expulsés parce qu’ils n’étaient pas liés à des faits mettant en danger la sécurité nationale. On doit remarquer qu’après toutes ces déclarations fracassantes, le procureur en question n’a jamais pu prouver quoi que ce soit qui constitue un délit.

Insatisfait du maigre résultat de ses recherches (et malgré qu’il ait à sa disposition les très contestables armes de la Loi Antiterroriste, des “témoins sans visage”, des longues périodes de “prison préventive”, de la double action des tribunaux civils et militaires pour juger les mêmes faits, les contraintes illégitimes auxquelles sont soumis systématiquement les Mapuche détenus), plus récemment, le procureur Ljubetic a lancé des accusations encore plus inconsistantes que les précédentes. Cette fois, sa victime est Pamela Pessoa, assistante sociale à l’Hôpital de Cañete, mère de quatre enfants et épouse d’Hector Llaitul. Dans une entretien avec le journal La Tercera (28/11/2009), Ljubetic a affirmé que, comme Mme Pessoa, trois ou quatre personnes qui ont des liens familiaux avec des prisonniers mapuche, travaillent dans les services de santé de l’État. Fier de sa “perspicacité”, le procureur confie “qu’il ne s’agit pas de coïncidences” car ces personnes “ne font pas partie de groupes familiaux passifs, bien au contraire”.

Que signifient ces déclarations si ce n’est une ignoble persécution contre les familles des prisonniers mapuche ? Non satisfait d’incarcérer préventivement les weichafes, Ljubetic prétend élargir la “chasse aux sorcières” contre toute personne qui a des liens personnels ou familiaux avec ses accusés. Même McCarthy n’en est pas arrivé là. Maintenant il s’agit de frapper les militants mapuche par tous les moyens, en privant de soutien économique leurs enfants et de les soumettre à un apartheid social. Les affirmations de Ljubetic sont très graves car elles constituent une atteinte aux droits les plus essentiels des personnes, comme celui de gagner honnêtement sa vie, de voyager ou de s’associer politiquement. Même si nous ne savons pas si ses discours sont seulement le fruit de son irrésistible ambition de figuration médiatique ou s’ils répondent à des demandes de tierces personnes qui lui indiquent comment procéder, ce qui est certain c’est que nous ne devrions pas rester indifférents à ceux qui respectent les droits démocratiques et les libertés civiles. Les affirmations de ce personnage de peu d’importance peuvent être la pointe de l’iceberg d’une offensive plus vaste, un sondage pour tester les réactions de la population. Une réaction citoyenne énergique est indispensable contre ces pratiques d’inquisition et les conceptions antidémocratiques qui les inspirent. Nous sommes tous concernés, nous pouvons tous êtes les victimes potentielles de la paranoïa maccarthyste de procureurs comme Ljubetic. Tous, Chiliens et Mapuche.


Article paru dans The Clinic, Nº325, Santiago, 24 décembre 2009 et traduit par l’Association Terre et Liberté pour Arauco.