Le présent dossier a pour objectif de faire connaître la situation actuelle des Indiens Mapuche au Chili et, plus précisément, la répression dont sont victimes les communautés et les organisations revendiquant des droits politiques et territoriaux. Il est important de signaler que ces revendications, notamment celles portant sur des questions foncières, ne sont pas nouvelles, elles renvoient à la fondation même des communautés indigènes par l'Etat chilien entre 1883 et 1929[1]. Quant aux violences physiques et symboliques exercées par l'Etat chilien envers les Mapuche, celles-ci remontent presque à la naissance de la nation chilienne et perdurent jusqu'à aujourd'hui sous diverses formes[2].
On a ainsi pu assister depuis ces dix dernières années à une « judiciarisation » des actions et discours revendicatifs, affectant tous les secteurs de la société mapuche : membres et dirigeants de communautés et d'organisations rurales et urbaines, étudiants…. Ce récent phénomène de criminalisation s'est illustré par une violente répression policière au sein des communautés mais également dans les villes, lors de manifestations publiques dont les conséquences ont souvent été dramatiques[3], par la mise en examen de centaines de personnes dont une cinquantaine ont été jugées avec des lois antiterroristes (loi 18.234 et loi de sécurité intérieure d'Etat), et par la condamnation d'une centaine de personnes à des peines de prison (cf. liste des prisonniers de conscience mapuche).[4]
Face à cette situation, les Mapuche ont eu de plus en plus recours aux instances internationales pour dénoncer leur situation et la discrimination dont ils sont victimes. C'est ainsi qu'au mois d'avril 2002 une mission internationale de la Fédération Internationale des Droits de l'Homme (FIDH) a été réalisée dans le sud du Chili afin d'enquêter sur les conflits concernant l'exploitation de ressources naturelles et culturelles et opposant les communautés mapuche aux entreprises forestières[5] et hydroélectriques. Le rapport de cette mission, intitulé "Peuple Mapuche : entre l'oubli et l'exclusion" et publié en espagnol au mois de mars 2003[6], conclut en recommandant à l'Etat chilien de prendre toutes les mesures possibles (en matière de politiques indigènes, de ratification de conventions internationales, et de réformes constitutionnelles, législatives et institutionnelles) pour assurer le respect des droits de l'Homme et des droits indigènes relatifs aux Mapuche. Le rapport demande notamment à l'Etat chilien d'"éviter de criminaliser le conflit en cherchant des alternatives politiques basées sur le dialogue". C'est sur la base de ce même rapport que la FIDH a adressé une lettre ouverte aux membres du Parlement Européen, en février 2003, où elle leur demande "d’adresser au Conseil et à la Commission des questions sur la mise en œuvre à venir de l’accord (en particulier la clause Droits de l’Homme), sur la prise en compte des conclusions du Sustainable Impact Assessment[7] et sur les impacts possibles de l’accord sur la minorité mapuche" ; et "de réellement prendre en considération le problème des droits de la minorité mapuche au Chili et de s’engager à suivre l’évolution de cette question auprès de ses partenaires chiliens."
Quelques mois après la publication de ce rapport, le rapporteur chargé d’enquêter sur la situation des droits de l'homme et des libertés fondamentales des populations autochtones, M. Rodolfo Stavenhagen, est venu faire une visite officielle au Chili en vertu du mandat qui lui est assigné par le Conseil Economique et Social (ECOSOC) des Nations Unies (ONU). Après avoir parcouru le Chili du nord au sud, rencontré différentes organisations indigènes ainsi que les autorités publiques et politiques, M. Stavenhagen a rédigé un rapport prenant en compte ces différentes visions. Ce rapport[8] donne un panorama assez complet (bien que succinct) des problèmes rencontrés par les populations indigènes (principalement les Mapuche) au Chili. Encore une fois, la question de la criminalisation des revendications est montrée du doigt. Ses observations sont en accord avec un rapport plus complet et plus argumenté réalisé à la même époque sur la situation des droits indigènes au Chili et publié au début de l'année 2004 par le Programme des Droits Indigènes de l'Institut d'Etudes Indigènes de l'Université de la Frontera de Temuco[9].
Quant aux recommandations du rapporteur, elles sont explicites :
69. En aucune circonstance les légitimes activités de protestation ou de revendication sociale des organisations et communautés indigènes ne pourront être criminalisées ou pénalisées.
70. Il ne pourra être appliqué d’accusations de délits tels que « menace terroriste », « association délictueuse » à des faits relatifs à la lutte sociale pour la terre et aux légitimes revendications indigènes.
71. Le Rapporteur Spécial recommande que soit révisé le cas des lonkos condamnés, Pascual Pichun de Temulemu et Aniceto Norin de Didaico (IXe Région de l’Araucanie), en respectant strictement les garanties d’un procès équitable établies selon les normes internationales des droits de l’homme.
75. Le Rapporteur Spécial recommande que le Gouvernement chilien considère la possibilité de déclarer une amnistie générale pour les défenseurs indigènes des droits de l’homme en cours de procès pour avoir réalisé des activités sociales et/ou politiques dans le cadre de la défense des terres indigènes.
Le rapport de la visite de M. Stavenhagen - faite à l'invitation de l'Etat chilien - présenté à la commission des droits de l'homme à Genève au mois de mars 2004 n'a reçu à ce jour (octobre 2004) aucune réponse officielle de la part du gouvernement chilien. La nécessité de prendre en compte les conclusions et d'appliquer les recommandations de ce rapport a notamment été réaffirmée lors des différentes séances de l'ONU relatives aux droits des peuples autochtones (juillet 2004) et aux droits de l'Homme (septembre 2004). Parmi les organisations qui ont émis des déclarations allant dans ce sens, on peut notamment citer le Comité de Solidarité avec les Indiens des Amériques (CSIA), l'Association Américaine de Juristes (AAJ), le Conseil de Toutes les Terres ou le Programme des Droits Indigènes[10].
Le rapport annuel 2004 d’Amnesty International sur les violations des droits de l'Homme consacre un paragraphe sur l'utilisation de lois antiterroristes contre des autorités traditionnelles Mapuche[11], dont les procédures ne garantissent pas un jugement équitable (notamment l'utilisation de témoins anonymes).
Malgré ces préoccupations et recommandations émises par différentes instances nationales et internationales, ainsi que des campagnes de soutien menées auprès de la société civile au Chili et en Europe[12], on continue aujourd'hui au Chili à juger, emprisonner et condamner à de lourdes peines de prison des membres et dirigeants de communautés Mapuche pour leur action de revendications territoriales. C'est ainsi que le 22 août 2004, le tribunal d’Angol a condamné à dix ans et un jour de prison pour "incendie terroriste" José Huenchunao, Patricia Troncoso, Juan Ciriaco Millacheo, Juan Patricio Marileo, Florencio Jaime Marileo[13]. A la suite de ces condamnations, les réactions ne se sont pas fait attendre : la FIDH, dans un communiqué commun[14] avec l'Organisation Mondiale contre la Torture, exprime sa préoccupation quant à la condamnation de "défenseurs de droit de l"homme" en observant notamment les multiples irrégularités qui ont ponctué un procès où les garanties d'un jugement équitable n'ont pas été respectées. De la même façon, l'organisation Human Rights Watch a émis une déclaration[15] condamnant l'attitude répressive des autorités politiques chiliennes qui n'hésitent pas à utiliser la loi antiterroriste (N°18.234) contre des dirigeants mapuche.
Enfin nous voudrions relayer certaines préoccupations exprimées par les prisonniers de conscience mapuche[16] et leurs familles quant à leurs conditions tant au sein de la prison que dans les communautés. On a ainsi pu noter une dégradation de la situation d'incarcération des prisonniers de conscience mapuche qui, considérés comme des terroristes, sont souvent enfermés avec des prisonniers de droit commun ne partageant pas leur culture et religion… Les problèmes de cohabitation engendrés par cette situation mettent en péril la vie des prisonniers politiques mapuche qui ont rappelé à plusieurs reprises qu'ils n'étaient pas des délinquants. De la même façon, leur emprisonnement qui, de plus, est injustifié, a des conséquences spirituelles et pathologiques non seulement sur les détenus - qui se voient interdits d'utiliser leur médecine traditionnelle pour y remédier - mais également sur leurs familles et leurs communautés[17]. Cet impact à l'extérieur de la prison est d'autant plus fort, lorsque le prisonnier en question a un rôle politique et/ou spirituel au sein de la communauté, tels que Pascual Pichun (Lonko - c'est-à-dire chef traditionnel), Aniceto Norin (Lonko), José Millacheo (Lonko en fuite) ou José Cariqueo (Lonko et zungu machife - compagnon du chaman durant les cérémonies - en fuite)…
Autre dimension souvent oubliée dans les rapports mais source de préoccupations pour les personnes concernées : la situation critique des enfants mapuche vivant dans les communautés affectées par la répression policière. En effet, un récent rapport[18], réalisé par le service de santé Araucanía Norte , auprès d'une population infantile de onze personnes âgées de 2 à 15 ans et provenant de cinq familles de la communauté José Guiñón (commune de Ercilla), a constaté des problèmes chez ces enfants, et notamment des traumatismes psychologiques en relation avec des souvenirs de contrôles et de répressions policières dans leur foyer ou leur communauté. Tous ont en effet été témoins de violences de la part des forces de l’ordre contre des membres de leurs familles. Outre des états d'anxiété permanents, ravivés lors de la présence de personnes en uniforme, ils présentent tous divers symptômes somatiques pouvant empêcher de réaliser un parcours scolaire normal. Cette situation d'échec scolaire est accrue lorsque certains de ces enfants doivent assumer des rôles d'adulte du fait de l'emprisonnement de plusieurs membres de leur famille. Enfin, la majorité de ces enfants sont victimes de violences physiques de la part de représentants des forces de l'ordre… Au vu de ce constat, le rapport élaboré par les professionnels de santé signale que le gouvernement chilien viole une série de règles internationales relatives aux Droits de l'Enfant, intégrées notamment dans la Convention relative aux Droits de l'Enfant de l'ONU qu’il a pourtant signée[19].
En conclusion, les associations signataires de ce dossier demandent à tous les responsables politiques français et européens et à toutes les organisations internationales de défense des droits humains de se mobiliser pour garantir les droits territoriaux, politiques, culturels et juridiques du peuple Mapuche du Chili et de demander au gouvernement chilien d’arrêter la violation quotidienne des droits de ce peuple. Nous interpellons particulièrement les Parlementaires européens sur le fait de poursuivre des échanges commerciaux avec un pays qui bafoue les droits des peuples indigènes.
Cismapu (*), 1er novembre 2004
Documents présentés dans ce dossier d’information
· Rapport de la FIDH, Peuple Mapuche : entre l'oubli et l'exclusion, Paris, 2003. (version PDF)
· Extrait du Rapport 2004 d’Amnesty International sur la situation des Droits de l'Homme au Chili. (version PDF)
· Rapport 2004 de Human Right Watch, Chili. (version PDF en anglais / en espagnol)
· Rapport du Rapporteur Spécial sur la Situation des Droits Humains et des Libertés Fondamentales des Indigènes, M. Rodolfo Stavenhagen, sur sa mission au Chili. 18 à 29 juillet 2003. Résumé (version PDF) et Recommandations traduits en français (version PDF).
· Situation des Droits des peuples indigènes au Chili, traduction française du document présenté à la 22° session du Groupe de Travail sur les Populations Autochtones à Genève le 22 juillet 2004 par le Programme de Droits Indigènes de l'Institut d'Etudes Indigènes de l'Université de la Frontera de Temuco. (version PDF)
· Etat de droit et droits indigènes dans le contexte d’une post-dictature : Portrait de la criminalisation du mouvement mapuche dans un Chili démocratique , Fabien Le Bonniec, Web-revue Amnis, n° 3, Université de Bretagne Occidentale. Brest. 2003. (version PDF)
· Procès antiterroristes pour des indigènes réclamant des terres au Chili, Fabien Le Bonniec. (version HTML)
· Le Procès Poluco Pidenco (Angol - Chronique d’un simulacre de procès- Introduction, août 2004, Réseau d'Information et de Soutien au Peuple Mapuche. (version HTML)
· Eléments du dossier des Logkos mapuches Pascual Pichun et Aniceto Norin, Rodrigo Lillo, Jaime Madariaga, avocats de NorAlinea, janvier 2004 ((traduction en français). (version word)
· Rapport : Cas du décès d’Alex Lemun, mise à jour par Rodrigo Lillo, avocat de NorAlinea. (version word)
· Lettre de José Nain Curamil, prisonnier politique Mapuche dans la prison d’Angol, Juin 2004 (version HTML)
· Déclaration publique de prisonniers politiques Mapuche, Temuco 27 septembre 2004 (version HTML)
· Liste actualisée des prisonniers politiques Mapuche (Chili) (version word).
· Informe Diagnostico y de Intervención Comunidad Cacique José Guiñon, Rosa Sepulveda Navarro et Adelmo Millaqueo, Programme de Santé Mapuche, Service de Santé Araucania Norte (Hôpital d’Angol). (version PDF en espagnol)
· Extraits de la Convention relative aux droits de l'enfant de l’ONU (1989). (Version word)
[1] Voir notamment le rapport de la Commission d'Etat de la Vérité Historique et du Nouveau Traitement : Informe de la Comisión Verdad Histórica y Nuevo Trato de los Pueblos Indígenas, 2003, consultable sur Internet : http://www.gobierno.cl/verdadhistorica/indice.html
[2] Voir l'article, ci-joint, de Fabien Le Bonniec intitulé Portrait de la criminalisation du mouvement mapuche dans un Chili démocratique.
[3] Voir notamment le rapport, ci-joint, du programme de santé Mapuche du Service de Santé Araucanía Norte sur la situation des enfants dans une communauté touchée par la répression, ainsi que le rapport, ci-joint, sur l'assassinat par la police d’Alex Lemun.
[4] Nous utiliserons ici les termes de "prisonniers politiques mapuche" et "prisonniers de conscience mapuche" de façon indistincte, ce dernier étant plus approprié au vocabulaire des organisations de défense des droits de l'Homme. Le statut de prisonnier de conscience est défini par Amnesty International comme "une personne qui souffre de la privation de sa liberté, n'importe où dans le monde, à cause de ses idées politiques, ses convictions, ses croyances religieuses, son origine ethnique, son sexe, sa langue, son origine nationale ou sociale, sa situation économique de naissance ou d'autres circonstances qui l'ont amenée à être prisonnière et qui n'a pas eu recours à la violence."
[5] Parmi les multinationales du bois en conflit territorial avec les communautés mapuche, on peut mentionner le groupe Arauco (906.033 hectares exploités dans le sud du Chili) appartenant à la famille Angelini, la firme CMPC (500.000 hectares) contrôlée par la famille Matte, et Terranova (120.000 hectares) dirigé par le millionnaire suisse Stefan Schmideyny.
[6] Vous trouverez, ci-joint dans ce dossier la version française, publiée en juin 2004.
[7] Cette étude intitulée "Sustainable Impact Assessment (SIA) of the trade aspects of negotiations for an Association Agreement between the European Communities and Chile" (octobre 2002) a été réalisée à la demande de la Commission européenne. Elle conclut explicitement sur l'impact néfaste, aux niveaux économique, social, culturel et écologique, que peut avoir le traité sur les communautés Mapuche.
[8] Voir le résumé et certaines des recommandations en français ci-joints, ainsi que le rapport complet en espagnol.
[9] Voir Los derechos de los pueblos indígenas en Chile, Informe del Programa de Derechos Indígenas Instituto de Estudios Indígenas (ed.). Santiago. Ediciones LOM. 2003. et notamment le chapitre VI sur la situation du peuple mapuche (http://www.derechosindigenas.cl/Informes/inf_2003/Informe%20PDI.pdf) ainsi que les listes concernant la situation judiciaire des "personnes inculpées et/ou condamnées dans le contexte de conflit territorial" figurant en annexes (http://www.derechosindigenas.cl/doc/Cuadropresosmapuche.pdf)
[10] Voir le document, ci-joint, intitulé "Situación de los derechos indigenas de los pueblos indigenas en Chile". présenté à la 22° session du Groupe de Travail sur les Peuples Autochtone à Genève le 22 juillet 2004.
[11] Le cas mentionné est celui du procès antiterroriste contre Pascual Pichun, Aniceto Norin et Patricia Troncoso, qui a abouti à la condamnation des deux premiers à cinq ans et un jour de prison pour menace "d'incendie terroriste". Voir ci-joint l'extrait du rapport d’Amnesty International, ainsi que le résumé de cette affaire réalisé par les avocats de NorAlinea.
[12] On peut notamment mentionner la campagne présentée en janvier 2004 par l'association Amitiés Franco-chiliennes, la cinéaste Carmen Castillo et la Agrupación de Familiares y Amigos de los Presos Politicos Mapuche où 140 personnalités françaises du monde politique, scientifique et culturel demandent la libération des prisonniers politiques Mapuche et la fin de la répression au sein des communautés (http://mapuche.free.fr/campagnes/campagnefrancia.htm).
[13] Voir à ce sujet l'article, ci-joint, intitulé "Procès antiterroristes pour des indigènes réclamant des terres au Chili" de Fabien Le Bonniec ainsi que la chronique du Procès Poluco Pidenco, ci-jointe, élaborée par le Réseau d'Information et de Soutien au Peuple Mapuche (http://mapuche.free.fr)
[14] El Observatorio para la Protección de los Defensores de Derechos Humanos, Comunicado de prensa: Chile: Líderes mapuches condenados a largas penas de prisión por terrorismo, Genève, le 24 août 2004.
[15] Human Rights Watch, Chile: Mapuches condenados por “terrorismo”, Washington D.C., le 23 aout 2004.
[16] Voir, ci-jointes, les lettres de prisonniers de conscience mapuche
[17] Voir la dernière partie de l'article, ci-joint, intitulé Portrait de la criminalisation du mouvement mapuche dans un Chili démocratique.
[18] Voir, ci-joint, le rapport intitulé Informe Diagnostico y de Intervención Comunidad Cacique José Guiñon rédigé par Rosa Sepulveda Navarro (psychologue) et Adelmo Millaqueo (médiateur interculturel) pour le programme de santé mapuche.
[19] Le rapport renvoie notamment aux Articles n°1, n°2, n°5 et n°8 de cette convention (articles présentés en annexe).
(*) Cismapu : Coordination d’information et de soutien au peuple Mapuche et aux prisonniers politiques comprenant : l’association Alterconnexions, Collectif des Droits de l’Homme au Chili, Pueblo, Terre et Liberté pour Arauco, Viento Sur. Contact Cismapu : mapuche@free.fr . Tél. 01 48 73 50 53 ou 01 49 12 90 09.